Il faut arrêter, dans ce débat sur l’Europe, de prendre les gens pour des imbéciles et, sous prétexte que la matière est complexe, de se permettre toutes les approximations, les contrevérités, les bluffs.

Il n’est pas vrai, par exemple, que l’Europe que nous promet le projet de traité constitutionnel soit plus « libérale » que celle qui fonctionne jusqu’à présent : elle l’est moins ; elle rompt, pour la première fois, avec la logique purement marchande qui fut celle de la CEE, puis de Maastricht ; son inspiration, s’il fallait la caractériser, serait plus proche de l’« économie sociale de marché » chère au bon vieux capitalisme rhénan que de l’« école de Chicago » de Hayek et Milton Friedman.

Il n’est pas vrai que ce soit l’Europe des marchés financiers, soumise à leurs diktats et à la loi des lobbys industriels : c’est l’Europe telle que nous la connaissons qui cédait à ces lobbys ; c’est l’Europe des Etats-nations qui, parce qu’elle n’avait guère de moyens de lui résister, baissait pavillon devant l’argent fou ; cette Europe-ci, cette Europe issue du traité, cette Europe élargie, renforcée, légitimée dans ses ambitions comme dans ses moyens, sera la première qui, au contraire, tentera – je dis bien tentera et nul n’ignore, évidemment, que ce sera tâche ardue, de longue haleine – de rattraper l’avance prise par les flux financiers sur les règles du droit.

S’agissant des droits, il n’est pas vrai, il est même monstrueux de prétendre que cette future Europe donnera aux Européens de demain moins de droits qu’ils n’en ont aujourd’hui et qu’elle sera une Europe de régression sociale : que font-ils, ceux qui battent les estrades sur ce thème, de l’inscription dans le traité de la charte des droits fondamentaux signée le 9 décembre 2000 ? que font-ils de ce « droit de travailler » (art. II- 75), de ce « droit à une aide au logement » (II-94-3), de ce droit à « un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine » (III-117) explicitement prévus dans le texte ? que font-ils de toute la panoplie de droits qui n’étaient même pas inscrits dans les Constitutions des Etats membres mais qui le seront dans celle-ci : lutte contre les « discriminations » (I-3), « parité » (II-21), interdiction de faire du corps humain « une source de gain financier » (II-3-2-c), j’en passe ?

Il n’est pas vrai que ce texte signe, comme on l’entend partout, la fin du « service public à la française » : elle ne date pas d’hier, cette fin ; il est en cours depuis vingt ans, et pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’Europe, le recul de la belle idée de service public; si le projet de Constitution dit quelque chose, s’il intervient dans cette crise de longue durée, c’est, non pour l’aggraver, mais pour essayer de l’enrayer – c’est, non pour donner le coup de grâce, mais pour sauver ce qui peut l’être, ouvrir la porte à un statut européen des services publics (III-122), garantir l’accès de tous aux « services d’intérêt économique général tels que prévus par les législations et pratiques nationales » (II-96), stipuler que les entreprises chargées de ces services ne seront soumises à la concurrence que dans la mesure où celle-ci ne fera pas échec à « l’accomplissement en droit ou en fait de leur mission » (III-166-2), bref, préserver l’idée et l’universaliser.

Il n’est pas vrai qu’avec le projet de traité la démocratie reculera en Europe : elle avancera, au contraire ; elle avancera de façon, non suffisante bien sûr, mais décisive ; elle avancera parce que le Parlement européen, qui était un Parlement fantoche, aura un pouvoir législatif ; elle avancera parce que les Parlements nationaux, qui pouvaient être dépossédés, verront mieux respecté leur droit de contrôle ; elle avancera parce que le président de la Commission, qui était nommé, sera élu ; et elle avancera parce que la responsabilité de la monnaie européenne, qui ne relevait que de la Banque centrale, sera confiée à un gouvernement économique renforcé.

Il n’est pas vrai que, si le projet de traité est adopté, ce sont « les bureaux » qui décideront.

Il n’est pas vrai que les citoyens français, allemands, italiens, polonais seront soumis à la dictature d’une administration anonyme, sans visage : c’est peut-être le cas aujourd’hui (encore que l’on se décharge bien facilement sur les « bureaux » de la responsabilité d’une politique qui est, et restera, du ressort des Etats) ; ce le sera moins avec ce traité (car, à l’horizon de l’institution de ce parlementarisme européen, il y a une culture du débat, de la délibération démocratique, qui était l’apanage des nations et qui se généralisera au continent) ; sans parler, enfin, de ce surcroît de souveraineté, de ce progrès, qu’est le « droit d’initiative » reconnu, pour la première fois dans notre histoire commune, aux simples citoyens (obligation faite à la Commission, sur pression de 1 million d’entre eux, de se saisir de tels sujet ou proposition).

On peut, bien entendu, être hostile à la construction de l’Europe. Le souverainisme est un choix que je ne partage pas mais que je respecte. Ce qui n’est pas respectable, c’est la démagogie, le mensonge – ce qui n’est ni respectable ni supportable, c’est la prise en otage des peurs et des mécontentements au profit d’une idéologie, et d’un choix, qui ne disent pas leur nom.


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