Voilà deux ans, avec Un grand cadavre à la renverse, Bernard-Henri Lévy faisait la morale à la gauche française, coupable de complaisance envers son aile radicale. Depuis, les théoriciens du radicalisme politique (les philosophes Alain Badiou, Slavoj Zizek, Jacques Rancière…) n’ont cessé de gagner en audience. L’auteur de L’Idéologie française a choisi, pour son nouveau livre, De la guerre en philosophie, de se placer directement sur le terrain philosophique, en défendant son statut et son œuvre de philosophe (Libération des 9 et 11 février). Démarche quelque peu ternie par la référence faite dans ce livre à « Jean-Baptiste Botul », un philosophe fictif. Simultanément, Pièces d’identité rassemble des articles publiés par l’essayiste ces dernières années.

ERIC AESCHIMANN : Quelle est la place de la philosophie dans votre vie ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Centrale. Que je fasse du reportage de guerre, que je célèbre le génie du judaïsme, que j’écrive sur la tombe de Jean Genet ou sur la grande vie de Romain Gary, c’est toujours de philosophie qu’il s’agit. Et je ne parle pas de mon travail politique, par exemple sur le totalitarisme, où je n’aurais rien articulé de solide si je n’avais été philosophe ! Je sais qu’il y a, ici ou là, des gens pour douter que j’ai produit ce qu’ils appellent (on se demande bien, d’ailleurs, au nom de quoi !) des « vrais » concepts. Eh bien, à propos du totalitarisme justement, en voici un : le concept de « volonté de pureté » que j’ai monté, agencé, usiné, finalement assez tôt et qui m’a été d’un grand secours quand, il y a quelques années, j’ai mené l’enquête sur Daniel Pearl et me suis intéressé, en particulier, au cas d’Omar Sheikh, l’organisateur de son kidnapping. La plupart des commentateurs s’étaient cassé les dents sur le mystère de ce fils de bonne famille, formé dans les meilleures écoles anglaises, musulman parfaitement intégré, qui devient tout à coup le pire des assassins. Eh bien voilà. Son rapport aux femmes, sa phobie du sexuel, son obsession de la souillure et sa haine, au bout du compte, du juif Pearl, tout cela s’expliquait, se mettait soudain en place, pour peu qu’on le rapporte à ce que j’appelais la « volonté de pureté ». Quelques années plus tard, d’ailleurs, le même Omar Sheikh fut interviewé depuis sa prison par un journal pakistanais. Et, à la question de qui il était, d’où il venait, comment s’était machiné son moteur criminel, il répondit assez drôlement : « Voyez ce philosophe français… C’est, en effet, à peu près ça… ».

La philosophie est une arme de guerre, mais contre qui ?

D’abord contre les salauds. Les vrais. Ceux qui sévissent dans ces guerres réelles où je prétends que la philosophie a son mot à dire et de quoi faire. Contre la tentation de la tour d’ivoire ou du ciel des idées, contre la tentation de sortir de la caverne ou d’attendre la nuit tombée pour, telle la chouette de Minerve hégélienne, se réveiller et commencer de penser, je plaide pour une philosophie engagée, une philosophie de terrain, une philosophie prenant le risque de l’événement. C’est le sens de ce texte de Merleau-Ponty (La guerre a eu lieu) que je commente et prolonge dans mon livre. C’est le sens de cette guerre que la philosophie se devait de livrer, selon moi, contre le fascisme, puis le communisme, et qu’elle a, d’ailleurs, globalement gagnée. Même si nous voyons encore un Badiou, ou un Zizek, nous refaire le coup de l’« hypothèse communiste ».

Alain Badiou et Slavoj Zizek sont les deux philosophes vivants avec lesquels vous dites vouloir en découdre. Mais n’est-ce pas une façon indirecte de désigner Marx comme adversaire principal ?

Laissons Zizek avec qui j’ai déjà débattu, à New York et à Paris. Si vous prenez le cas de Badiou, qui est, en effet, un adversaire de grande stature, on lui fait trois procès. D’abord cet éternel procès en antisémitisme qui est un faux procès. Ensuite ce procès en marxisme qui, personnellement, ne m’intéresse pas car cette affaire Marx, pour moi, est réglée depuis La Barbarie à visage humain : Marx est un immense penseur, un écrivain considérable – mais on ne fabriquera jamais, à partir de lui, que de l’ordre et de la servitude. Et puis vient un troisième débat qui, seul, importe à mes yeux, et qui tourne, en gros, autour de la question de l’universel. Pour le dire vite, il y a un universel paulinien, romain, donc extensif : celui de Badiou. Il y a un universel juif, non catholique, intensif qui fut celui de mon ami Benny Lévy et qui est, en gros, le mien. Et je vois le nœud de cette opposition dans un texte du Traité théologico-politique où Spinoza opposait ces deux catégories métaphysiques : l’apôtre qui pense le monde sous la modalité du mesurable, de l’évaluable, de l’équivalence généralisée ; le prophète qui dit un monde de pures singularités qui sont, chacune, incommensurables à toutes les autres.

Guerre au nazisme, donc, au communisme, et aussi à ce que vous appelez l’islamofascisme.

Voilà, encore, un bon concept. Je parle d’islamofascisme pourquoi ? Pour bien séparer, bien distinguer, bien critiquer, les problèmes d’interprétation du Coran qui ne nous regardent ni vous ni moi, et le problème de leur tangence avec l’ordre politique, qui lui, en revanche, est affaire de la laïcité et, donc, l’affaire de tous. Un concept qui permet de s’extraire de cette fumisterie de « guerre des civilisations » ou, pire, de « religions » et de remettre le débat sur le terrain qu’il n’aurait jamais dû quitter, celui du politique. Un concept qui permet de dire pourquoi mon différend avec Tariq Ramadan, ou avec les gens du Monde diplomatique qui le soutiennent, ou avec les idéologues complices du Hamas ou du Hezbollah, ce n’est pas l’islam, mais le fascisme. Un concept enfin qui, par parenthèse, rend espoir : car si, dans islamofascisme, le mot important n’est pas « islam » mais « fascisme », cela veut dire que les Européens ont affaire à quelque chose qu’ils connaissent bien, qu’ils ont déjà affronté et qu’ils savent, en gros, comment vaincre.

« Je suis d’abord un théologien », dites-vous parfois et vous avez beaucoup travaillé les textes bibliques et talmudiques.

Philosophie, théologie : comment les deux s’articulent-elles ? Vous connaissez le mot de Lacan, n’est-ce pas, « Dieu est devenu inconscient » ? Eh bien, c’est cela. Il est inconscient dans la philosophie. Il est au cœur battant, ou noué, de tous les énoncés philosophiques depuis toujours. C’est vrai d’un de mes adversaires, Régis Debray. Et c’était déjà vrai du fameux débat entre Sartre et Camus – inintelligible, lui non plus, si on ne voit pas qu’il y avait là deux conceptions du mal qui s’affrontaient. D’ailleurs, quelle est cette fameuse « question du mal » dont disputent les philosophes depuis des siècles ? C’est : « Peut-on, ou non, liquider le mal ? » Ou : « Les sociétés humaines sont-elles curables ou y a-t-il, en elles, de l’incurable ? » Et vous voyez bien que ce type d’énoncé ne se conçoit pas si l’on n’y entend pas l’écho de ces vieilles querelles théologiques entre pélagiens (l’hérésie qui pariait sur la nullité du mal radical) et augustiniens (la croyance au péché originel et en une part, donc, de l’humanité qu’on ne guérira jamais). Fukuyama, par exemple, est une sorte de pélagien. Il y a du pélagisme diffus chez les écolos d’aujourd’hui. Et, bien sûr, chez les tenants du retour à l’hypothèse communiste…

Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, la crise financière et les excès des banques ont suscité un vaste débat sur la notion d’« avidité » (« greed ») comme moteur de l’économie. L’avenir du capitalisme, c’est une question économique ? Politique ? Théologique ?

Les trois. On sait, depuis Weber au moins, qu’il y a une « éthique » du capitalisme intimement liée à des catégories d’origine « religieuse ». Alors on ne va pas commencer, tout à coup, à pousser des cris d’orfraie sous prétexte qu’on nous demande de réintroduire, en effet, de la morale dans cette jungle qu’est devenu le néocapitalisme ! C’est ce que fait Obama. C’est le bon et beau geste d’Obama. Et c’est, par parenthèse, la tradition américaine dans ce qu’elle eut de meilleur : le gain, OK ; le profit, bien sûr ; mais aussi (vous avez des pages et des pages de Tocqueville là-dessus), ce qu’on appelle, là-bas, la philanthropie, et qui est une autre version de nos idéaux redistributifs.

Faire de la philosophie, n’est-ce pas aussi enseigner, transmettre ?

Peut-être. Mais ce sont deux choses différentes. Prenez les penseurs qui ont formé ma génération. Derrida était un très très grand professeur et croyait, je suppose, que penser et transmettre c’était tout un. Mais à côté de lui se trouvait Althusser, l’homme invisible de l’École normale, qui n’a guère enseigné. Deleuze a commencé par être un professeur, auteur de Différence et Répétition ou de Logique du sens, mais n’est vraiment devenu lui-même que lorsqu’il a assumé, avec L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux, son nietzschéisme fondamental, et a rompu ainsi avec l’idée même de prouver, plaider, enseigner. Quant à Lacan, ce n’est pas parce qu’il « parlait » qu’il « enseignait » : son séminaire était tout sauf un lieu de transmission – il y avait là un côté « moi Lacan, je parle, et comprenne qui pourra » qui disait bien que la transmissibilité n’était pas l’essentiel de son souci.

Dans vos écrits, vous affichez un optimisme politique qui contraste avec la virulence de vos attaques.

La virulence est une chose. Et c’est vrai que, non seulement j’aime la bataille, mais je peux rompre, me brouiller, pour des querelles d’idées. J’ai cessé de voir de vieux amis à cause de la Bosnie. Le drame du Darfour m’a irrémédiablement séparé de tas de gens. Il y a tous ces copains avec qui l’affaire Polanski a été un vrai marqueur. Mais c’est vrai, je perds rarement espoir. Pour Polanski, par exemple, je suis persuadé que l’opinion publique suisse finira par faire entendre raison à son gouvernement et par le convaincre que l’extradition vers les États-Unis serait une infamie.

Que pensez-vous des attaques de Claude Lanzmann contre Jan Karski, le roman de Yannick Haenel ?

Je ne souhaite pas en parler.

Dans Pièces d’identité, à la question : « Qu’aimez-vous le moins en vous ? », vous avez cette réponse étonnante : « Ma part d’enfance. »

Je suis, sur cette question, un baudelairien conséquent : le Baudelaire qui disait que l’enfant était, par définition, plus proche du péché originel et que l’apologie de l’enfance, pour cette raison, lui faisait horreur. Ou bien le Freud évoquant ce « pervers polymorphe » qu’est l’enfant. Plus sérieusement, je veux dire deux choses. D’abord, le primat de la complexité, de la culture – le fait, en gros, que plus un humain est élaboré, civilisé, mieux c’est. Et puis, ensuite, la profonde méfiance que m’inspirent toutes les apologies de l’innocence, de l’homme intact, etc. On avait cela au moment de la chute du mur du Berlin. Cette idée que, sous le glacis du soviétisme, sommeillait un homme intact, pur et innocent, une sorte d’enfance de la modernité, qui allait ressurgir à la faveur de la débâcle et même régénérer notre pauvre Occident, matérialiste et corrompu. Vous avez vu en Russie, en ex-Yougoslavie, ailleurs, ce que recelaient vraiment ces « réserves » de candeur. Je déteste, en effet, tout cela.


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