Nous avions les films de Ponfilly. Son livre. Les témoignages épars de ceux qui, au fil du temps et des rencontres, finissaient par détenir une part de sa vérité. Mais il manquait la grande enquête. Il manquait, plus exactement, la biographie exhaustive, détaillée, de l’un des très rares hommes à s’être trouvés au double rendez-vous de la lutte contre les totalitarismes rouge et vert. C’est cette biographie que donne Michael Barry. C’est à cette tâche, presque impossible, que s’est attelé l’auteur du Royaume de l’insolence. Et c’est ce livre – Massoud, de l’islamisme à la liberté – que publient aujourd’hui les jeunes éditions Louis Audibert.

La place manque pour dire tout le bien que l’on pense d’un texte nourri à la triple source du terrain (Barry est de ceux qui, dès le début des années 80, à cheval et à pied, ont sillonné l’Afghanistan), de la littérature (il est le traducteur, entre autres, du poète persan Nezâmi), de l’islam (quel est le « spécialiste » capable, comme lui, d’expliquer que l’islamisme radical est une réponse non seulement au judéo-christianisme, mais au soufisme et à l’hindouisme ?).

Que l’on sache simplement que ce livre n’esquive aucune des questions, même embarrassantes, qu’ont eues à se poser ceux qui, depuis vingt ans, ont approché le « Lion du Panchir » : l’énigme, par exemple, de la brève tentation islamiste du tout jeune homme qui, au sortir du lycée français Istiqlal, se lie au parti de Rabbani et, à la tête d’un groupe de 37 maquisards armés de Stein pakistanais, déclenche la première insurrection contre Daoud et son régime.

Mais que l’on sache surtout que, sur ces mêmes questions et sur d’autres, sur la plupart des points qui, de son vivant, faisaient déjà débat dans la vie d’Ahmed Shah Massoud, sur son supposé islamisme, justement, ou sur les fautes commises dans la période (1992-1996) où, avec Rabbani, il régna sur Kaboul libérée, Barry apporte des documents, des témoignages, des éclairages inédits ou audacieux qui rendent justice à un personnage dont la légende, noire ou dorée, a obscurci les entreprises.

C’est l’une des premières fois, par exemple, qu’apparaît dans une clarté si vive, étayé sur des preuves peu réfutables, l’art de la guerre selon Massoud, son légalisme sourcilleux vis-à-vis de ses prisonniers, sa clémence, son refus, dans le combat, de répondre à la barbarie par la barbarie – sa façon, en un mot, de faire la guerre sans l’aimer.

C’est la première fois, également, que me semble historiquement établi ce que j’avais moi-même tenté de dire, ici, au lendemain du 11 septembre, quand la coalition anti-talibans hésitait à appuyer l’Alliance du Nord : que Massoud, dans la fameuse période 1992-1996, fut un bon maître pour Kaboul ; qu’il lutta, face aux offensives de Hekmatiar, pour le rétablissement de l’ordre constitutionnel de 1964 ; que les femmes, notamment, se virent reconnus, sous son gouvernement, leurs droits élémentaires à travailler, à être soignées ou éduquées, à aller à visage découvert.

Et quant à la question de l’islamisme, Barry ne se contente pas de dénégations ni de considérations vagues sur l’islam-ouvert-et-tolérant d’« Aamer Saheb » : il prouve, textes en main, qu’un lecteur de L’alchimie du bonheur du mystique persan du XIIe siècle Algazel, un homme qui, le soir, après la bataille, passait de longues heures, les yeux fermés, le front entre les mains, à écouter un récitant psalmodier, ou à réciter lui-même, des vers de Hâfez, le Mallarmé dari, le maître du lyrisme persan du XIVe siècle, ne pouvait qu’être étranger au ritualisme figé des intégristes – il démontre, entre autres, qu’il n’a probablement jamais lu l’œuvre de Sayyed Qotb, qui fut le maître à penser des Frères musulmans, mais aussi celui des fondamentalistes afghans.

Se précise, au fil du récit, le visage du Massoud familier aux admirateurs des films de Christophe de Ponfilly : joueur d’échecs et joyeux compagnon, disciple de Mao et du général de Gaulle.

Se confirme la dimension littéraire d’un « roi philosophe » qui croyait à l’égale dignité de la « gent du glaive » et de la « gent du calame », et qui confia à un poète, Abd-ol-Hafiz Mansôur, le soin de tenir la chronique de ses combats et l’archive de sa résistance.

Reviennent des souvenirs extraordinaires, comme celui de cette nuit où le combattant Massoud, entouré de ses hommes en armes, revêtu d’un cafetan ouzbek porté comme une cape, surgit dans la maison d’hôtes où est logé l’auteur et, alors que les bombes pleuvent et que, très près, gronde le canon, trouve le temps de feuilleter rêveusement un exemplaire du Délice des cœurs glané, cet après-midi-là, chez le dernier bouquiniste de la ville.

Mais l’essentiel, c’est, bien sûr, cette contestation de l’islamisme venue de l’intérieur même de l’Islam.

L’essentiel, l’aspect le plus stratégique du livre, tient à cette possibilité – qu’incarna Ahmed Shah Massoud et que l’on a voulu assassiner avec lui – de faire d’une foi vive un rempart à l’intégrisme.

Ce livre passionnera les admirateurs du Commandant. Mais il donnera aussi des armes à tous ceux qui savent que la démarcation des deux islams, leur débat, leur combat sans merci et, peut-être, sans fin, seront la grande affaire du siècle qui commence.


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