PREMIÈRE PARTIE
RÉVOLUTION DANS LA PRESSE
La Cause du Peuple, J’Accuse. 28 septembre ; sommaire étrange où on reconnaît mal l’actualité de l’époque. La « Police fasciste », les « criminels racistes », la lutte anti-poussière aux aciéries de Sollac, l’« Affaire Fofana »… Un mot à peine sur la crise monétaire, presque rien sur le « duel » Marchais-Chirac, rien sur le jeu diplomatique des Grandes Puissances, dont les subtilités alimentaient à l’époque des colonnes de la Presse traditionnelle… Curieux ; le numéro est pourtant bien daté ; on ne reconnaît pas les « grands problèmes » de l’heure ; on ne retrouve plus sa France.
Juillet 71, dernier numéro de Tout, autre feuille de tendance maoïste. Dès la première page, l’éditorialiste nous avertit : il ne sera pas question des fameux scandales immobiliers, Minute en parlera beaucoup mieux. En voilà une légèreté ! Et le problème des « Incompatibilités » ? Et les rapports de l’Argent et de la Politique ? Et la dernière déclaration de Pompidou ? L’éditorialiste te répond : « Notre place n’est plus là parce que nous n’en sommes plus à nous identifier au monde croulant des rapports capitalistes et impérialistes… » Alors, de quoi parlera-t-on ? De l’Occitanie, de la libération des femmes, de la bisexualité, des « maisons libérées », de la fête du FLJ. Un article « de fond », en dernière page, « Cultivez votre jardin », où on nous parle du « principal problème de l’existence, la bouffe, sous ses trois aspects, production agricole, circulation des denrées, cuisine ». Là encore, on est un peu déconcertés. Où sont nos grands jeux de plage de cet été ? S’agit-il toujours bien d’« Actualité » ?
En vérité, il y a malentendu : ce n’est pas de la même actualité qu’il s’agit, parce que ce n’est pas la même France, la France de la grande presse, que décrit la presse gauchiste. Méprise fondamentale qui rend impossible toute conciliation, et explique la surprise du lecteur non averti. Dans son premier numéro, Tout prenait les devants : « Il y a à l’évidence deux France, une institutionnelle, officielle, ridicule et matraqueuse… ; et une autre sauvage, celle des révoltes de jeunes dans les CET et les Lycées, celle des femmes à la recherche de leur identité, celle des émigrés en lutte pour leur dignité… ; celle de ceux qui en ont marre des p-v, du métro, des papiers, et qui veulent du soleil ». Texte remarquable ; dans une autre feuille on parlerait peut-être moins de métro et de soleil, un peu plus d’immigrés et de révoltes d’usines ; mais dans tous les cas, on retrouverait ce même postulat fondamental qui rend possible la pratique du journalisme gauchiste et rend si étrange son discours : il y a deux France, il y a deux Histoires, il y a deux Actualités… Une France légale d’abord, qui n’est que l’ombre de la réalité, sa caricature dérisoire dans l’esprit de ceux qui s’imaginent faire l’Histoire ; une France sauvage ensuite, la vraie France de tous les jours, la France majoritaire, qui meut effectivement l’Histoire, que l’on a obstinément dissimulée, et qu’il faut enfin écouter. D’un côté, la chronique des rencontres au sommet, des discours officiels, des événements saillants qui rompent la monotonie des jours ; de l’autre l’histoire silencieuse de la vie quotidienne, le cours apparemment marginal de la vie populaire ; l’histoire tacite, visqueuse, longue à se faire, où l’on a l’habitude de voir le socle atemporel de l’histoire spectaculaire, et où il faut enfin apprendre à lire le « changement » et la discontinuité. France légale, France réelle : voilà le clivage essentiel qu’il faut dès à présent marquer ; on le trouvera peut-être exagéré ou simplificateur ; toujours est-il que c’est de lui que procède la nouvelle presse, parce que c’est de lui qu’elle tire la définition de son objet.
C’est de là aussi que vient, pour un gauchiste, la fameuse « crise » de la presse bourgeoise. On a dit que la crise était économique, ou qu’elle tenait à la diminution du nombre de ses lecteurs ; pour un journaliste révolutionnaire, elle tient d’abord à l’habitude qu’a prise la presse bourgeoise de se cantonner dans l’Actualité officielle et d’ignorer la France réelle. Le manque de lecteurs, les gauchistes en souffrent aussi, puisque seul L’Idiot International dépasse régulièrement les 27.000 exemplaires vendus, et que depuis quelques mois les tirages des feuilles militantes semblent se tasser. Les problèmes financiers, ils les connaissent également puisque le produit des ventes parvient rarement à couvrir le montant des dépenses, et que des procès mettent périodiquement en danger un équilibre déjà fragile. La crise la vraie, celle qui à leurs yeux condamne la presse bourgeoise, c’est son décollement à l’égard de l’Actualité authentique, son impuissance à voir une France nouvelle en gestation, et les formes nouvelles de sa révolte. Cécité ruineuse : c’est la presse traditionnelle qui en se concentrant s’éloigne de l’événement et s’enferme dans le ghetto ; c’est la nouvelle presse au contraire qui, en se dispersant, reste au plus près de l’histoire et vient à la France sauvage pour lui rendre la parole.
« La parole se reprend de force »
« Rendre la parole » : l’expression est typique de cette nouvelle presse ; on l’a souvent prélevée, mais rarement interprétée. C’est vrai, elle revient avec insistance, et il n’est pas guère de feuille où on ne la rencontre, au détour d’un article, ou dans un éditorial : « Le droit à la parole… », « Prendre la parole pour nous est vital », « La parole ne se donne pas, elle se prend ». Dans son numéro 2, L’Idiot International l’annonçait solennellement : « Plus que jamais, il faut prendre la parole, la nouvelle parole qui est à la portée de tous grâce à la nouvelle presse qui s’invente peu à peu depuis Mai 68 ». Thème quasi obsessionnel, mot d’ordre de la presse nouvelle, auquel elle semble parfois résumer l’essentiel de son projet. Les commentateurs n’y ont vu jusqu’à présent qu’un banal besoin de s’exprimer, une inoffensive tendance au défoulement : « c’est la jeunesse… », dit-on avec indulgence. En réalité ce thème de la prise de parole a, comme on l’annonçait en commençant, une signification politique précise qu’on ne peut comprendre qu’en la reliant à l’opposition fondamentale des deux France et de leurs langages. En effet, faire de la prise de parole un enjeu du combat révolutionnaire suppose un double geste, profondément subversif : d’une part l’engagement sur le front idéologique d’un combat « culturel », d’autre part l’accession à la dignité du discours d’un murmure souterrain jusque-là refoulé. « La parole se reprend de force », écrivait un jour Jean-Edern Hallier : engager cette épreuve de force c’est faire d’une « Révolution culturelle » le prélude à la prise du pouvoir ; et cette parole qui se reprend c’est déjà l’histoire qui se renverse : c’est le déplacement vers le bas de son centre de gravité, c’est le rejet dans la marginalité de la « France officielle ». Les rôles sont retournés en confisquant la parole, la bourgeoisie donnait à croire que son monde était le vrai : en la récupérant, le peuple remet l’histoire sur ses pieds, et contribue à redéfinir le champ de l’Actualité.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit. La « Révolution culturelle » n’est pas faite ; on peut ironiser sur la stratégie des gauchistes ; toujours est-il qu’ils sont déjà en train de repenser notre notion d’« Histoire », en donnant des faits une découpe originale. Un exemple : en janvier dernier, à Billancourt, éclate une grève sauvage : elle dure quelques heures à peine, elle ne touche qu’un atelier, elle est vite maîtrisée par les syndicats, et à l’issue du conflit aucune des revendications des grévistes n’est satisfaite. Grève ratée : elle passe inaperçue de la grande presse, mais J’Accuse lui consacre une page et Tout un article ; épisode dérisoire pour les agences de presse, or J’Accuse intitule son article « Renault à un tournant »… La contradiction s’explique : la presse bourgeoise n’a pas nécessairement « menti » comme le prétendait les gauchistes, mais la grève sauvage de Billancourt ne présentait aucun des caractères qui à ses yeux définissent un événement ; pour en parler, il fallait d’abord avoir quelque chose à en dire ; et quand on ne voit dans un arrêt de travail que quelques heures de débrayage et quelques cavalcades dans les couloirs, quand de surcroît il ne se règle pas autour de la table de négociations pour aboutir à des résultats « tangibles », alors il faut admettre qu’il n’a pas la gravité et la solennité des faits digne d’être rapportés. Autrement dit le journaliste classique a ses propres critères pour lire l’actualité et repérer ce qu’elle a d’important : il y a des épisodes qui échappent à sa grille et qui lui paraissent insignifiants ; des épisodes par conséquent qui ne sont pas des événements.
La presse gauchiste de son côté a vu dans l’épisode un sens qu’elle était seule à pouvoir repérer, parce que ses critères et ses préoccupations dirigeaient autrement son regard : le petit chef Vacher a été mis à la chaîne, on a cogné quelques « balaises » de la CGT, les « grévistes » se sont démasqués, des centaines d’ouvriers « sont redevenus des hommes », et l’espace de quelques heures « la terreur a changé de camp »… Tout cela, la presse bourgeoise ne pouvait pas le voir ; ou si elle l’a constaté, elle n’y a vu que faits divers. Seul un journaliste croyant aux « actions de partisans » et à la vertu exemplaire des actions limitées, pouvait trouver dans l’anecdote matière à commentaire. Il a négligé l’échec de la grève, pour ne prêter attention qu’au déroulement de la grève sauvage : du coup, il rend symptomatique l’épisode le plus dérisoire, il fait un événement d’une banale péripétie : il voit différemment l’histoire, il la découpe autrement…
Rendre la banalité signifiante
Autre exemple, peut-être plus significatif. L’an dernier, à Rueil-Malmaison, quatorze blanchisseuses affrontent leur patron en faillite, qui refuse de les payer. Un communiqué dans Le Monde, un entrefilet dans L’Aurore ; là encore, J’Accuse consacre une page au conflit et publie la lettre d’une ouvrière : « Si je raconte cette histoire ce n’est pas qu’elle soit plus extraordinaire on plus exceptionnelle qu’une autre. Non, pas du tout. Elle est banale. Des scandales comme ça, il s’en passe combien en France ?… Chaque fois de la même façon, ils sont noyés dans les océans du silence ». Pour un journaliste traditionnel, il semble en effet que n’accède au rang de l’Histoire que ce qui échappe à la banalité et à la radieuse monotonie de la vie quotidienne ; son honnêteté n’y change rien : il définit volontiers l’événement comme le contraire de la Répétition, il le situe d’instinct dans le domaine de l’exception et dans l’ordre du singulier. Bien sûr, il lui arrive aussi de consacrer une « Enquête » ou un « Dossier » à un problème de tous les jours, mais il le traite comme une vaste structure immobile dont il faut bien de temps en temps remettre à jour la description, pour mieux se consacrer ensuite à l’histoire proprement dite dont elle n’est que le théâtre ; il y verra rarement l’émergence ponctuelle, la saillie de l’événement dans la continuité. Du reste, si France-Soir par exemple se résoud, comme en novembre dernier, à évoquer le problème des immigrés, il lui a fallu attendre que cinq d’entre eux périssent asphyxiés à Aubervilliers et qu’un commando de gauchistes décide d’occuper le CNPF : le drame des immigrés ne date pas d’hier ; mais pour que l’ordinaire passe dans l’information bourgeoise, il faut que l’extraordinaire, l’épisode croustillant et singulier soit venu l’éclairer.
La presse maoïste au contraire se caractérise par un effort pour quitter ces crêtes de l’Histoire où se complaisent ses adversaires, reconsidérer la « banalité » pour la rendre signifiante, briser l’antinomie de la Répétition et de l’Événement. Elle consacre un article à un conflit social dérisoire ? C’est qu’elle traite à sa manière le flux répétitif de la vie quotidienne ; qu’elle le découpe précisément pour lire des discontinuités exemplaires qui échappaient aux prises de l’analyse classique. Geste capital : la nouvelle presse devient une presse de « faits divers », et elle renoue avec la tradition depuis longtemps pervertie de la presse de province. La nouvelle presse « parle de notre vie, ici, maintenant. C’est une presse comparable à la presse de province, une presse de la vie quotidienne, sauf qu’elle ne raconte pas les remises de médailles aux vieux travailleurs. Ces chiens de garde de l’ordre y figurent dans une nouvelle rubrique de faits divers. » (L’Idiot International, numéro 27). Révolution dans la conception du fait divers : ceux d’autrefois sont promus au rang de faits d’histoire, tandis que l’Actualité bourgeoise est ravalée au niveau d’un théâtre de marionnettes.
On devine enfin qu’en politisant ainsi le fait divers, et en inventant ses critères propres de sélection des faits, elle modifie du même coup le statut même de l’événement. Dans la perspective classique, l’événement, nous l’avons dit, est toujours un peu une exception ; à ce titre, il est unique, décisif, spécifique, non répétable : statut commode, l’événement se définit sans ambiguïtés, il est parfaitement individualisé… Pour la nouvelle presse, les choses doivent changer : on découpe les faits dans une pâte lourde et continue, il faut choisir dans une suite d’éléments peu caractéristiques, non-spécifiques, répétitifs, voire répétables : de sorte que pour leur donner le relief qui convient et justifier leur privilège, il faut leur conférer un nouveau caractère : l’exemplarité. Le nouvel événement est banal et répétitif ? Tant mieux, on le rend répétable et l’érigeant en exemple. La vie quotidienne est un tissu d’épisodes minables et inconscients ? Fort bien, on les rend caractéristiques en en faisant des modèles. Dans cette perspective, on racontera une grève moins pour son « importance », au sens traditionnel du terme, que pour sa valeur d’exemple et son aptitude à mobiliser. Un exemple, rappelons-le, c’est à la fois un cas particulier que l’on choisit parmi d’autres du même type, et un prototype remarquable que l’on donne à imiter : faire de l’événement un exemple c’est donc rendre compte à la fois de sa banalité (une grève parmi d’autres semblables), et de sa signification générale (une grève dont les leçons vaudront pour d’autres travailleurs). Plus précisément, c’est accuser dans un fait pris au hasard, insignifiant et indifférent, l’effet de structure du capitalisme. C’est peut-être ce qui explique que souvent une feuille gauchiste peut se lire longtemps après sa parution : c’est qu’elle est devenue un recueil d’expérience dont la portée excède le contexte historique : moins une chronique qu’une anthologie.
Journaliste-militant…
Cette nouvelle idée de l’Histoire, cette manière neuve de la penser, supposent une autre révolution, une autre innovation dans la pratique de l’information, touchant cette fois au rapport du journaliste à l’événement. Là encore la nouvelle presse inaugure ; là encore on pourra lui reprocher parfois de s’engager dans l’impasse ; plus que jamais, l’enjeu est de taille, puisqu’il concerne cette fois le postulat fondamental de la presse traditionnelle.
Ce postulat c’est celui de l’impartialité du journaliste et de l’objectivité de l’information. C’est lui qui, aux yeux des gauchistes, ruine la presse bourgeoise, puisque c’est de lui que découle son éloignement des luttes réelles, et sa position excentrique par rapport au foyer de l’Histoire. C’est lui par conséquent qu’il faut combattre pour fonder un journalisme du quotidien et mettre en pratique la nouvelle pensée de l’Histoire. Ce qu’ils dénoncent dans le thème de l’objectivité, c’est la distance qu’il institue entre le journaliste et l’événement, le recul du commentaire par rapport à son objet, l’impassibilité de l’observateur qui parle des choses sans y toucher en spécialiste, et du dehors. À cette image du journaliste serein, la nouvelle presse oppose l’image d’un journaliste militant : ni distance, ni recul, un combattant qui prend la plume et qui, même à l’instant du commentaire, reste au plus près de l’événement ; journalisme du dedans qui se tient au creux des luttes ; journalisme engagé qui rapporte des expériences. L’Idiot International l’annonçait dès son premier numéro : « Ce n’est pas une presse de journalistes, des documents livrés bruts » ; comprenons bien : il n’y aura plus d’« Information », il n’y aura plus de « voyeurs » de l’actualité, étrangers et indiscrets : le temps est venu d’une presse de militants.
Ce nouveau journalisme, ce journalisme de militants, on pourrait lui donner un nom, qui marquerait à la fois sa force et sa faiblesse, un journalisme de la présence. La presse bourgeoise meurt de son absence et de son détachement ; la presse populaire naîtra d’un contact physique, quasi charnel avec l’Histoire. Presse de la présence, elle a pour condition l’intimité profonde de l’écriture et de l’événement, la présence concrète du journaliste au front des luttes. Presse de la présence encore, elle refuse les sources classiques d’information ; elle consent à fonder une agence de presse (APL de Maurice Clavel), mais dont les informateurs, là aussi, sont toujours des militants. C’est sa force sans doute : elle puise l’actualité à sa source, elle fait du journalisme sans procuration. Mais c’est peut-être aussi l’aveu d’une faiblesse : car qu’arrive-t-il s’il faut évoquer un théâtre où l’on n’a pas de militants ? que se passe-t-il s’il faut informer par exemple sur le rapprochement sino-pakistanais ? Là, les choses se compliquent : les gauchistes se taisent ou bredouillent, on a droit au discours dogmatique (justification de l’attitude de Pékin à l’égard des Bengalis…). C’est ce qui explique sans doute la pauvreté extrême de la rubrique « Étranger » dans les journaux de la nouvelle presse ; une exception, c’est vrai, L’Idiot International : ses articles sont excellents, mais c’est au prix, semble-t-il, de concessions aux méthodes plus classiques. Au total, un journalisme de la présence sera bien un journalisme de l’histoire vécue et concrète, mais gare à l’histoire trop lointaine.
…et journaliste lecteur
Cette obsession de la présence explique le style souvent très vivant des feuilles gauchistes. Les articles se présentent volontiers sous la forme : « Un copain psychiatre nous écrit… », « une mère parle… », « un frère portugais accuse… » : journalisme de témoignages par conséquent, journalisme à la première personne qui permet à chacun de venir exprimer, sans protocole et sans façons, son expérience particulière. De ce fait, le journalisme de militants devient, plus précisément, un journalisme de lecteurs ; le traditionnel courrier n’est plus, comme dans la presse bourgeoise, un recueil d’opinions sur les articles écrits par d’autres : il grossit, donne son style au journal tout entier, et devient information directe. Ainsi le mensuel Actuel se vante d’être rédigé aux trois quarts par ses lecteurs, et Tout, dans l’éditorial de son numéro 5, intitulé « Tout à tous », invitait chacun à venir dire « ce qu’il a sur la patate ». Du coup, c’est la fonction même du journal qui se trouve modifiée avec le style de son écriture : il n’est plus ce lieu privilégié où convergent des informations pour qu’une élite les manipule et que des lecteurs y réagissent : il devient lieu de rencontre, sans frontières et sans barrières, où chacun, tour à tour, vient reprendre la parole. « Si c’est nous qui faisons le prochain, menaçait Vivre après son numéro 3, nous fermons la baraque » : le journal traditionnel était un lieu consacré, le journal révolutionnaire se veut un lieu de passe.
Ces lieux de passe se multiplient considérablement. Coût de la présence encore : alors que la presse bourgeoise se concentre, la presse gauchiste se disperse, pour se porter partout où sévit la « répression ». Des journaux militants (Cause du peuple, Tout, Rouge, Lutte ouvrière, etc.…) ; la « nouvelle presse démocratique » (L’Idiot, Hara-Kiri…) ; les journaux de caserne (L’Étincelle, Crosse en l’air…), les bulletins d’usine (L’Unité ouvrière, Oser lutter…) ; les canards lycéens (parfois écrits à la main, distribués confidentiellement, parfois une page à peine…) ; le journal du MLF ; des tracts, des affiches, des feuilles de bandes-dessinées… Bref, des centaines de journaux apparus pour la plupart après Mai 68, et décidés à lutter contre le « système de l’étouffoir ». Feuilles éphémères, ponctuelles, branchées sur telle lutte concrète et disparaissant avec elle ; présentes sur les terrains de lutte et se déplaçant avec eux ; périodiques assurément, mais au rythme de la conjecture. Presse sauvage impossible à recenser, impossible à censurer, qui passe entre les mailles des filets du Pouvoir. Étrange bouillonnement en apparence désordonné, et qui répond en fait à une logique profonde : être présent sur tous les fronts pour échapper au journalisme délégué. Presse de résistance par conséquent, et presse d’agression aussi, qui épouse les accidents du terrain, rompue qu’elle est à la pratique de la guérilla.
Ces petites feuilles, sectorielles et ponctuelles, peuvent, selon les cas, se fier à une grande feuille de plus large audience, ou préférer au contraire voler de leurs propres ailes. Deux tendances divergentes sans doute ; deux conceptions distinctes de la guerre de guérilla ; surtout : deux manières complémentaires de pratique l’idéologie de la présence.
Premier cas : celles qui continuent d’appartenir à la grande famille de la nouvelle presse, en s’alliant à ses chefs de file. La nouvelle presse est une pyramide dont les grands journaux militants sont les sommets : les gros coiffent les petits, qui coiffent à leur tour les plus modestes. Le grand journal offre sa caution, son nom, et ses moyens matériels ; la petite feuille lui assure en retour un contact ininterrompu avec l’histoire quotidienne. Exemple type : les Cahiers de Mai. Chaque mois, ils consacrent cinq à six mille francs, mais diffuser sur les usines et les quartiers des tracts ou des bulletins ; à tirer à la demande d’un groupe d’ouvriers une enquête ou une brochure (exemple, l’an dernier, un texte sur les contrats de progrès, à la demande de travailleurs de l’EDF) ; surtout à aider des périodiques qu’ils patronnent, et qui ne parviennent pas à équilibrer leur budget : Information et Action des militants d’Orly, Action-PTT, Action-Cheminots…
Autre exemple, plus caractéristique peut-être, L’Idiot International. Au printemps dernier, il créait officiellement un Comité d’Initiative de la Nouvelle Presse, destiné à quadriller le pays par un réseau serré de journaux et d’informateurs. À l’heure actuelle, il contrôle un nombre impressionnant de feuilles : des journaux de CET, une dizaine de journaux lycéens (Highest Point, Jeune Idiot…) ; un Idiot Berliet ; un Idiot ORTF ; deux journaux d’infirmières ; un Idiot Libre à Marseille ; un autre à Montpellier ; deux Idiots à Lille et à Strasbourg dans les écoles de journalisme… À l’intérieur même de ses numéros nationaux, il insère des éditions spéciales consacrées à un problème brûlant : le « Spécial Grands Magasins », les trois « Spécial Puteaux »… Dans son numéro 6 il consacre un dossier au « combat pour la libération des femmes » ; dans le numéro 1 de L’Idiot Liberté, il insère un « livre-journal » intitulé Le Torchon Brûle : peu de temps après sort le premier numéro du mensuel du même nom, organe du « Mouvement de Libération de la Femme »… On pourrait multiplier les exemples : on en dirait autant de Tout ou de La Cause du peuple ; dans tous les cas les feuilles gauchistes se veulent foyers d’initiative ; dans tous les cas apparaît cette structure fédérale qui permet aux uns de profiter de l’assiette des autres, et à ceux-ci de rester information directe.
La « Free-Press »
Il y a aussi les autres, les petites feuilles sauvages qui refusent de s’intégrer à la pyramide de la nouvelle presse. C’est la « free-press », la presse « underground », cette presse qui, parce qu’elle refuse les stratégies gauchistes et leurs schémas « politiques », est vouée à la clandestinité et au réseau parallèle. C’est la tendance des petits journaux lycéens d’inspiration anarchiste, nés de la rencontre de trois ou quatre copains insurgés contre leur proviseur… Là, l’idéologie de la présence prend des proportions caricaturales : on craint d’être volé de sa pratique militante, on ne voit partout que récupération et aliénation, on veut contrôler l’information mais également l’interprétation. On peut lire dans le numéro 4 de Vivre, journal des lycéens de Strasbourg, un texte qui va bien dans ce sens : l’existence de tout journal gauchiste repose sur un abus de confiance, l’intégration d’une expérience militante particulière à une ligne politique générale, l’appropriation par quelques-uns d’une information collective ; pourvoir exorbitant ; moralité : « à chacun son canard ». Nous sommes au point extrême de la dilution du journalisme classique, au point où la recherche de la présence, bien maîtrisée par la « nouvelle presse » est portée à ses conséquences dernières par la pratique de la « free-press ». La presse révolutionnaire ne se décentralise plus, mais s’émiette : elle tend au journal intime.
Au total, la presse révolutionnaire fait bel et bien la révolution dans la presse. Tout à l’heure, elle redéfinissait la nature même de son objet, et bâtissait des outils neufs pour la découper et la traiter. À présent, elle invente un nouveau type de rapports entre l’information et l’informateur, entre l’informateur et l’informé ; elle définit un journalisme de la présence et de la parole contrôlée. Révolution dans la presse, oui ; à condition de voir déjà qu’on ne saurait s’en tenir là ; qu’en libérant la parole et en la rendant à la France sauvage, on lui restitue un pouvoir redoutable que les forces de réaction avaient cru conjurer.
(À suivre)
SECONDE PARTIE
LE DISCOURS DE LA RÉVOLUTION
(Cette seconde partie a été publiée le lendemain de la première, dans le journal Combat, soit le 9 novembre 1971, Ndlr.)
La nouvelle parole, la parole de la presse nouvelle, libérée et rendue aux sources de l’histoire, va retrouver des pouvoirs singuliers, et se trouver investie d’une fonction politique. Il ne s’agit plus de parler pour parler, ni de parler pour « informer », mais la parole devient une grande promesse pour les uns, une arme maléfique pour les autres. Parler devient chose grave, inquiétante et périlleuse : la parole sauvage devient parole de subversion. La presse révolutionnaire n’a fait la révolution dans la presse que pour la poursuivre au-delà, et tenter de définir un discours de type nouveau qui soit discours de la Révolution.
Revenons à cette « parole directe » pour laquelle les gauchistes semblent avoir tant de goût. On l’a sans doute deviné, ce n’est pas de n’importe quelle parole qu’il s’agit, mais d’une parole très particulière, méprisée et dévaluée par la presse traditionnelle, refoulée même par la gauchistes « légaux » (notamment les trotskystes) : la parole prolétarienne. La parole de l’ouvrier, le langage rude du paysan : c’est cela que prétendent retrouver les maoïstes en rompant avec l’élégance châtiée de la langue bourgeoise, c’est cela que l’on rencontre à chaque page de leurs journaux, au lieu des analyses fines et nuancées du journaliste bien élevé. Dans son premier numéro J’Accuse confie une critique du Cercle Rouge a des métallos de chez Renault ; La Cause du peuple toute entière se présente comme une collection de citations, prises sur le vif, à peine ordonnées par le rédacteur-militant, et restituées littéralement. Surtout, ce privilège se présente explicitement comme une réhabilitation proprement stylistique du langage populaire ; dans son numéro 11 L’Idiot International annonçant la parution prochaine de L’Idiot Liberté, prophétisait la naissance d’une nouvelle « littérature » prolétarienne : Tout et la CDP publient régulièrement des chansons et des poèmes populaires, des fables surtout, où l’on voit les larrons berner leur suzerain, et le ministre Guichard « prendre sa déculottée » ; genre éminemment prolétarien, nous dit-on, parce qu’il exige de la malice et un goût du concret. On nous raconte la grandeur de la vie ouvrière, les souffrances endurées, et les espoirs aussi ; on nous parle de la « dignité populaire » qui s’élève sur les ruines de « l’indignité bourgeoise ». Tout cela dans un langage cru et trivial où les maoïstes voient la marque de l’époque.
Cette réhabilitation n’a peut-être rien de très original en soi. Par contre, le type d’idéologie qui la soutient et le type de notions mises en avant méritent l’examen. On présente la langue bourgeoise comme une langue morte et abstraite, desséchée et sclérosée ; la langue populaire au contraire, comme une langue vive et concrète, toute pénétrée du flux de la vie quotidienne.
D’un côté, une parole qui n’en est plus une, une parole froide et pauvre malgré ses élégances, une parole terne et inerte malgré ses métaphores. De l’autre au contraire, une parole chaude, colorée, chaleureuse, et grosse de toute une expérience vécue. Deux langues, deux mondes, deux cultures ; une culture veine et vide, culture de possédants qui à vouloir trop embrasser ont perdu la vie même ; une culture pleine et dense, lourde et chargée de sens, la culture populaire. Mieux encore, dans un éditorial de L’Idiot Liberté il est question de « l’insupportable expérience première et originelle qui peut remplir de sens un océan d’insignifiance, et enclenche une parole pleine, qui appelle des actes irrécupérables par la société marchande » ; texte étrange : la parole vive et pleine est parole d’origine, elle est décisive parce que pleine, et pleine parce qu’originelle ; la parole vide au contraire, vide de sens, insignifiante, est parole dérivée, parole aliénée, parole inauthentique. Nous voilà bien près de ce « rousseauisme » fondamental que l’on a souvent vu dans l’idéologie gauchiste ; tout près d’une curieuse nostalgie d’une parole originelle et authentique, puisée aux sources de la vraie vie, et échappant au cliquetis de la parole frelatée. On a beaucoup glosé sur ce rousseauisme des gauchistes : force est de reconnaître qu’il est présent dans leur presse ; et qu’il a, on va le voir, des conséquences remarquables.
De cette définition de la parole prolétarienne découle en effet l’idée d’une libération par la parole. Poursuivons la lecture de l’éditorial de L’Idiot Liberté : « C’est du fond d’une subjectivité brisée, enfouie, bafouée, morte aux champs d’infamie de la réalité captatrice du désir, que peut surgir le seul discours vrai, transmissible, efficace. Je suis dépossédé, je me réapproprierai… Cela s’appelle la libération… ». Autrement dit, à la dépossession de soi, c’est-à-dire à l’aliénation, impliquées par la société marchande, la nouvelle presse propose de répondre par une parole de type nouveau, la parole pleine dont il était question au début de l’éditorial, et qui semble devenir la voie privilégiée d’une « réappropriation ». Je suis divisé en moi-même, séparé de mon désir, aliéné pour tout dire – et c’est une parole « efficace », c’est-à-dire vive, pleine et originelle, qui me réunira à moi-même, me rendra présent à ma propre conscience, bref me LIBÈRERA. En prenant la parole l’homme aliéné se retrouve : la parole de la présence, parce qu’elle est aussi première et authentique, est une parole qui affranchit. C’est un peu ce que dit à sa manière la CDP quand elle soutient qu’écrire « c’est pareil à résister », qu’en prenant la parole le travailleur prend le maquis, et qu’il retrouve sa dignité. C’est surtout ce que disent et répètent Tout et les feuilles de la « free-press » en s’avançant, il est vrai, un peu plus loin encore.
Un « lieu libéré »
Car on peut faire un pas de plus décisif et périlleux dans cette thématique de la parole libératrice. Ce pas, la « nouvelle presse », la presse militante, hésite à le franchir : la presse trotskyste s’y refuse absolument ; seule la presse underground semble en prendre le risque. Si en effet parler c’est déjà, d’une certaine façon, s’émanciper, on peut glisser encore un peu et en conclure que la Révolution n’est plus pour demain mais pour tout de suite ; qu’elle n’attendra pas le « grand soir », mais qu’elle se fait ici et maintenant, dans l’exercice de la parole. C’est bien là, semble-t-il, la motivation des jeunes lycéens contestataires qui récusent les stratégies des « gauchistes bigots », et prétendent crier leur désir et se « déculturer », ici même, sans attendre, dans la feuille ronéotypée.
C’est aussi la tentation des maoïstes de Tout, à mi-chemin de la free-press et de la presse militante, considérant la société underground. Plus profondément, la feuille libre permet à de nouveaux rapports humains de s’instaurer ; on prend la parole ensemble, on se rencontre, on se retrouve ; le capitalisme « n’a pas seulement colonisé et détourné pour son profit la force productive de nos bras et de nos cerveaux, mais il a aussi fait main basse sur notre désir et notre amour », ils proclament : « assez des économistes et des idolâtres de la lutte des masses », et engagent les militants à faire la révolution par la parole et la contre-culture dès à présent, dans des « lieux libérés ». Autrement dit, parce que le capitalisme non content de me voler mon travail m’a volé mon désir, parce que le discours n’est pas seulement une manifestation du désir, mais aussi enjeu et objet de ce désir, et parce qu’enfin le projet révolutionnaire est un projet global qui tend à « changer la vie » – pour toutes ces raisons donc le front du discours devient le point chaud de la guerre de classes, et la prise de parole un acte révolutionnaire privilégié.
Du coup le journal devient le « lieu libéré » par excellence, un véritable îlot de socialisme au sein de la société oppressive. Autour de lui, se tisse la trame de tout un monde contestataire et d’une contre-culture ; un réseau d’adresses et de « tuyaux » ; un art de vivre à base de musique pop, de liberté, de drogue, et de « grands départs » ; un « Underguide », comme dit le journal Actuel : une communauté commence de s’élaborer. La Charte américaine de la Free-Press le dit tout net : « la freep est une solution au problème de la séparation… Elle EST la révolution ». D’ailleurs, il est frappant de constater que le texte fait une page à peine et qu’on y lit onze fois le mot « Together », six fois le mot « Separation », une fois seulement « Capitalism »… La free-press n’est pas bien marxiste, c’est vrai ; mais antimarxiste non plus ; simplement, elle répugne à tout dogmatisme, et prétend avoir une idée propre de la révolution. Faire la révolution, c’est combler le fossé entre les hommes, après avoir comblé celui que chacun porte en lui-même ; c’est incarner dès maintenant l’utopie dans l’univers underground ; c’est faire de cet univers une société « parallèle » plus que « clandestine », une contre-société dont le journal est le pivot.
Nous voilà donc sur le premier versant de cette révolution par le langage que l’on a vu s’engager sur le front de l’information ; versant un peu abrupt certes, et où on risque de glisser, dans le chahut et la révolte anarchiste. La révolution n’est peut-être pas faite même dans les « zones libérées »… Mais cette presse est stimulante et invite à l’entreprendre.
Toute information est politique
Pour ceux qui ont refusé le glissement et qui n’ont pas conclu de la nécessité d’une parole vive, à la libération par la parole, il y a une seconde direction qui nous engage sur le second versant : celui de l’intégration du journalisme militant à une stratégie politique. C’est là qu’il faut venir à présent, c’est cette voie qu’il s’agit d’explorer, en compagnie de ceux (La Cause du peuple, Idiot, Cahiers de Mai…) qui, forts de leur idée de l’Histoire, de leur parole authentique et de la thématique de la présence, entreprennent de bâtir une définition rigoureuse d’une Vérité révolutionnaire.
On a vu plus haut comment les gauchistes dénonçaient l’idéal bourgeois d’« objectivité », discours morne et vain que celui qui prétendait se désincarner pour mieux dire la « vérité »… En fait ils vont plus loin et démontrent qu’une telle position n’est pas seulement ruineuse, mais qu’elle est surtout intenable : il n’y a pas de commentaire, il n’a pas d’impartialité, parce que tout discours sur l’événement est investi par des choix politiques et qu’il n’y a guère d’information qui ne soit militante. Bien sûr, la grande presse a ses trucs pour jouer à l’arbitre et faire illusion : elle émaille son discours de circonlocutions, elle ôte à son idéologie ses arêtes un peu vives, elle présente volontiers « le pour et le contre »… Les maoïstes ne sont pas dupes, ils n’y voient que ruses et « intoxication », et ne perdent aucune occasion de démasquer la presse bourgeoise. L’Express consacre un article au problème des prisons ? par la minutie même de ses descriptions, par la quantité de « détails » qu’il rapporte, il noie littéralement les problèmes essentiels (exploitation capitaliste et hiérarchie, proportion de délinquants d’origine prolétarienne…). L’Aurore raconte par le menu les péripéties du procès Geismar ? mais elle a soin de dissimuler le problème politique en mettant le projecteur sur les rixes et le chahut dans la rue. Autrement dit, la presse bourgeoise rapporte effectivement les « faits », mais elle les neutralise et gomme ce qu’elle refuse de voir : elle dit parfois la vérité, mais la sienne, la vérité bourgeoise, au service de ses intérêts.
À cette pression idéologique la presse révolutionnaire se doit de répondre « coup sur coup ». Écoutons Sartre dans l’éditorial du numéro 2 de J’Accuse : « La distorsion de l’information par les journaux est politique par nature… Et nous ne les atteindrons dans leur vérité qu’à condition de déterminer leur sens à partir d’UNE AUTRE POLITIQUE, celle que le gouvernement veut délibérément cacher ». Deux thèmes complémentaires : toute information est politique, fût-ce insidieusement ; l’information révolutionnaire devra assumer ce statut, mais clairement cette fois et sans ambiguïté. Exemple, les accidents du travail, la presse bourgeoise en parle parce qu’elle y est contrainte et qu’il s’agit, comme elle dit, de « faits » ; elle en parle mais d’une certaine façon : ce sont des « accidents », des risques de métier, regrettables peut-être, mais inévitables ; améliorer les conditions de travail ? c’est une idée, mais cela aurait pour conséquence de freiner la production… Restriction prudente, désir de présenter « tous les aspects de la question » : cela n’a l’air de rien, mais avec une petite phrase dite en passant on vient de laisser passer toute une contrebande politique sous le pavillon rassurant d’une simple « information »… La presse révolutionnaire ne procède pas autrement ; elle aussi accède à l’événement munie d’une clef politique : mais toute la différence tient à ce qu’elle l’affiche au grand jour, et annonce clairement la couleur : les accidents du travail sont des assassinats légaux, il y a des coupables et il faut les identifier, on va leur « faire la peau » et les livrer à la « justice populaire ». On le voit, elle choisit son camp, et elle le dit : c’est la loi de cette curieuse guerre : l’information est un peu une propagande, mais que cela ne se sache pas…
La vérité est polémique
Une politique contre une autre politique, une option insidieuse contre un choix militant, c’est bien d’une guerre qu’il s’agit : la Vérité est polémique. Poursuivons la lecture du texte de Sartre ; à propos de la vérité révolutionnaire, mise à jour par la pratique des masses : « Ce n’est pas, dira-t-on, une politique, c’est la vérité. Bien sûr c’est la vérité : mais la vérité politique ce n’est pas, comme on nous le montrait autrefois, cette femme nue qui sort d’un puits ; elle n’existe pas si l’on n’en décide pas d’abord, et si on ne la maintient sous les coups des ennemis… ». Autrement dit, la vérité de l’information, ce n’est plus cette froide analyse que présente le journaliste objectif ; c’est une chose que l’on bâtit, dans le feu d’un combat, contre les forces adverses. Le journaliste n’est plus là pour recevoir la vérité et pour s’en faire l’écho, mais bien pour l’édifier, la fortifier et la brandir. On comprend alors pourquoi, quand il est question de ces faits qui tombent sous la grille d’interprétation classique, la feuille gauchiste procède si souvent par mises au point, dénégations, et démystifications : c’est que la bourgeoisie l’a devancée, et qu’il n’est pas question de choses gisant là en attendant d’être dites, mais qu’il y a des dires déjà et qu’il faut les combattre. Voilà donc les postulats fondamentaux d’une définition révolutionnaire de la vérité : il y a un « front de l’information » parce qu’il y a une bataille de la vérité, et que cette bataille est politique.
Qu’est-ce que cela implique concrètement ? Quel est le critère de cette fameuse vérité qu’il faut « maintenir sous les coups des ennemis » ? Là encore les gauchistes sont très clairs, et particulièrement les maoïstes : l’information révolutionnaire est une information populaire, et une information populaire c’est une information articulée sur la pratique des masses. Ce principe parait banal, mais il va extrêmement loin. Se tenir au plus près de la pratique des masses, cela signifie d’abord que l’on se borne à systématiser leurs expériences, à tirer les leçons de leurs combats, à élaborer la théorie de leur pratique. J.-P. Le Dantec, ancien directeur de La Cause du peuple, le disait lors de son procès : « La Cause du peuple dit la VÉRITÉ sur les luttes actuelles, en SYSTÉMATISE la portée, en produisant le CONCEPT d’action de partisan… Il est le seul à ÉCLAIRER les masses sur le sens, les objectifs, les méthodes de leurs luttes ». On ne saurait mieux dire : le rôle de la presse est de synthétiser un travail militant ; elle dit la « vérité » en regroupant des actions isolées sous le signe d’un « concept ». Sartre encore : « Il n’est pas question d’anticiper sur le fait : la théorie doit se dégager de la pratique réelle. Mais il ne convient pas non plus de se résigner à un empirisme : ce qui est en jeu ici c’est une politique encore ignorante d’elle-même… ». Cette politique, le rôle du journal est précisément de la rendre claire à elle-même, de lui donner conscience de sa propre finalité, qu’elle pressent confusément mais sans pouvoir la formuler ; il doit se tenir à mi-chemin du suivisme et du volontarisme, de la spontanéité et de l’anticipation. On aura reconnu là la description léniniste du parti bolchevik : les gauchistes ont lu Que Faire et en attendant le « grand parti révolutionnaire » c’est le journal militant qui joue le rôle d’avant-garde.
Les « Petits Chefs »
Cela, c’est le premier mouvement de cette information populaire et le premier critère de la vérité révolutionnaire : une information vraie c’est une information qui émane des masses et qui généralise leur pratique. Mais il y a un second mouvement, et un second critère, qui achèvent de la caractériser et lui donnent sa physionomie originale : pour être révolutionnaire l’information doit aussi revenir du général au particulier, retourner du concept au concret, pour relancer la lutte de masse ; flux descendant cette fois, inverse du premier : il ne suffit plus de refléter, mais il faut à présent stimuler. Il a fallu donner la clef théorique de l’événement, nécessairement abstraite et générale, mais il faut à présent revenir au concret et l’enrichir de ses déterminations conceptuelles ; en bref, l’information est un écho (flux ascendant), mais à condition que l’écho se répercute encore et retourne à son point d’origine (flux descendant). Qu’est-ce donc que ce reflux et qu’est-ce que ce retour au concret ? Dans la presse maoïste, cela prend la forme de cette étrange habitude qu’est l’interpellation nominale et la dénonciation des « petits chefs ». On ne se contente pas, à propos d’un accident de travail par exemple, d’incriminer la loi du capitalisme, (abstraite et générale), mais on dénonce aussi le petit chef Vacher ou le « chef-flic » Albert… Il y a un responsable dernier, le Capital : c’est cela le retour au concret. On a expliqué l’événement en le reliant au système, mais il a encore fallu incarner le système et susciter une réaction populaire : une information qui manquerait de ce second élément ne serait pas une information révolutionnaire.
On a beaucoup ironisé sur cette pratique maoïste ; on y a vu le reflet d’une conception « putschiste » de la révolte populaire, une sacralisation simpliste de la violence, une vision un peu courte de la lutte des classes. De plus, on pourrait lui reprocher de rester paradoxalement dans l’abstrait en prétendant revenir au concret : le maoïste désigne une cause dernière, puis aussi une cause prochaine ; mais ne manque-t-il pas l’essentiel, c’est-à-dire les chaînons intermédiaires qui montreraient comment le petit chef Marcel a été l’agent du capitalisme à ce moment précis, et en ce point du système ? On multiplie les raisons, mais on reste imprécis sur la définition de la causalité ; on donne une explication mais privée de ses médiations, tronquée et parcellaire, abstraite par conséquent. L’objection est sérieuse mais elle n’est pas décisive ; car l’intention des maoïstes se situe à un tout autre niveau ; il s’agit de personnaliser la lutte des classes, de la faire passer du bureau syndical à l’atelier, de lui donner une forme immédiatement compréhensible et traductible en actions concrètes. C’est cela la « violence de l’information » dont parlait un jour J.-E. Hallier : cette information qui se préoccupe autant d’agiter que d’expliquer, qui ne dénonce la loi du « Capitalisme » qu’à condition de mettre en marche la « justice populaire » ; cette information de résistance, d’auto-défense, puis d’agression, qui engendre dans les usines des « Groupes Ouvriers Anti-Flics » et des comités « anti-racisme » ; cette information stimulante et contagieuse qui ne dénonce la violence établie que pour susciter une contre-violence révolutionnaire.
Un foyer de guérilla ?
Cette information violente, qui ne paraît quitter le concret que pour y revenir mieux armée, et qui oscille incessamment entre le flux de la généralisation et le reflux de l’invitation à l’action directe, se retrouve de manière exemplaire dans l’histoire des « canards de boîte », Base ouvrière Renault-Flins, Papier Rouges, Idiot Berliet, Base ouvrière de Citroën XVe, toute une série de feuilles d’importances inégales et de périodicité plus ou moins régulières, sorties des tracts de Mai 68, et capables aujourd’hui de concurrencer les traditionnels journaux d’entreprise. Première étape : un groupe extérieur à l’usine, souvent dépêché par une grande feuille gauchiste, distribue un simple tract à la porte de l’usine ; on y parle des problèmes des travailleurs, on tente de systématiser leurs lutes en les reliant à des horizons politiques plus larges : mais sa parole reste générale, abstraite, parfois mal reçue et perçue comme étrangère par les intéressés. Seconde étape : la brigade extérieure entre à l’intérieur de l’usine ; elle s’unit à un « comité de base » né sur place et spontanément ; le tract prend du volume, et on y dénonce tel contremaître qui oblige ses ouvrières à se prostituer, on y relate minutieusement les épisodes concrets et vécus de la lutte des classes à l’atelier ; le bulletin devient chronique quotidienne de la vie militante. Troisième étape : il devient une arme politique et intervient directement dans les conflits ; il devient mémoire collective des travailleurs, et du même coup propédeutique révolutionnaire ; il coordonne et synthétise les luttes locales ; aux « Papeteries de la Seine » par exemple on faisait appel, l’hiver dernier, aux rédacteurs de Papier Rouge pour organiser un débrayage ; bref, le bulletin devient quelque chose comme le foyer d’une guerre de guérilla. Dernière étape : le journal vient parfois s’insérer dans le réseau pyramidal de la Nouvelle Presse ; L’Idiot ou La Cause du peuple le cautionnent et lui prêtent leur nom ; là, sa voix s’élargit à nouveau et redevient générale, mais enrichie cette fois, et grosse de toute une expérience militante ; le bulletin sort de l’isolement, la révolte anti-autoritaire prend un contenu révolutionnaire.
En fait, s’agit-il toujours d’« Information » ? Engagé à ce point dans les luttes militantes, le journaliste révolutionnaire a-t-il toujours pour but, comme il le proclame à tout propos, de « dire la vérité » ? On le devine maintenant, quand il parle de « Vérité », et qu’il dénonce les « mensonges » de la bourgeoisie, il ne pense plus « exactitude » et « fidélité » aux faits. Dire la vérité c’est la faire advenir plus que la refléter, c’est réagir au « défaitisme » bourgeois. La presse de la vérité devient foyer d’une stratégie et école de la révolution ; il ne s’agit plus d’être « exact », et à peine d’« informer ». Dans un débat organisé l’hiver dernier par L’Idiot, on reprochait précisément à un responsable de Tout le manque de sérieux des informations gauchistes ; à quoi il répondait : « Cette critique tombe complètement à faux dans la mesure où le problème de la presse révolutionnaire n’est pas seulement un problème d’information mais d’action politique… Le problème de la presse révolutionnaire… C’est de traiter d’une façon originale cette information, ce qui suppose la création de valeurs, de critères propres pour la traiter… Il est sous-entendu qu’une information, pour être correctement traitée doit répondre à des faits vrais. Il semble que la presse révolutionnaire ne peut pas se soucier de ce critère exactement comme cela… Il faut inventer nos propres critères, nos propres traitements d’information qui ne sont pas forcément ceux de la vérité au sens classique du terme… » (Idiot, numéro 12). Autrement dit, il n’est pas seulement question d’exactitude, parce que le service de la vérité est un pari pour la faire advenir ; et il y a d’autres critères que celui de la vérité parce que l’information n’est qu’un matériau, qu’il faut lui donner une forme, et que le moule qui l’a lui donnera est un moule politique. Concrètement, cela signifie que si La Cause du peuple par exemple grossit exagérément une nouvelle, consacre une double page à une grève d’atelier et semble verser dans la rêverie révolutionnaire, c’est qu’elle veut promouvoir la vérité plus que la relater, qu’elle la sait déjà là même si l’Histoire ne l’a pas reconnue, et qu’elle sait qu’il faut la dire pour la faire connaître.
Voilà donc la vocation de l’« Information révolutionnaire », et voilà le pouvoir qu’elle assigne à son discours : se tenir en avant de l’événement et cesser de « réagir » à l’Histoire, rompre avec le « ressentiment » bourgeois et fonder un « journalisme du pressentiment » (Idiot, numéro 7). Une nouvelle parole s’élève, que l’on avait oubliée et que l’on cherche à présent à faire taire, parole de la France sauvage et de libération : elle articule un discours dont on peut contester les hypothèses idéologiques et les horizons stratégiques, mais qui se veut déjà discours de la révolution en train de se faire.
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