Faut-il qu’il considère l’heure grave pour que Bernard-Henri Lévy finisse ce livre-ci par une… prière ! Lui l’irréligieux revendiqué, lui qui a toujours claironné et jamais imploré, lui qui pas une fois n’a renoncé, sous prétexte qu’elles menaçaient de desservir ses causes, aux leçons d’indignation-de-courage-et-on-en-passe que depuis cinquante ans ses chemises blanches trop ouvertes s’en vont donner aux chancelleries du monde entier, s’abstient soudain de faire le malin. Dans Solitude d’Israël, point de grands mots lyrico-sévères ou d’arrogances empanachées. Comme si, cette fois, il avait conscience de ne pouvoir prendre le risque de fatiguer. La défense d’Israël oblige BHL à se dépouiller du BHLisme.
C’est l’extrême sobriété de son texte qui nous a alertée. Quand on lui soumet ce sentiment, son corps ne se défile pas ; il quitte l’arrière de sa chaise pour faire face : « La situation est plus inquiétante qu’elle ne l’a jamais été. Il y a quelque chose qui est au bord de craquer… Les Juifs, contrairement à ce que pensent les imbéciles, sont plus fragiles que bien des “damnés de la terre”. Depuis quatre-vingts ans, ils ont été un peu protégés par la mémoire de la Shoah mais la parenthèse est en train de se refermer. » On aperçoit à son poignet deux pointes de tissu rouge dépasser, pendouillantes, de son costume. À notre demande, il remonte la manche.
« Remove once the Israeli hostages return home », peut-on lire sur le ruban. « Je le porte depuis que je me suis rendu en Israël au lendemain du 7 octobre. Je l’enlèverai le jour où le dernier otage ou la dernière dépouille d’otage sera rentrée. » En attendant, tous sont les dédicataires de ce livre – au point que la page déborde de leurs noms. Met-il sur le compte de la peur le fait que certains « grands Juifs » de France, à l’instar de son amie Anne Sinclair, aient lâché la rampe du soutien absolu à Israël ? Son œil brûle, mais non, il se retient, il n’ira pas sur ce terrain.
D’ordinaire, dans ses films, ses livres, ses pièces de théâtre, ses déclamations médiatiques, il y a le penseur qui dispense professoralement ses leçons de choses – philosophiques et géopolitiques – et il y a l’être de fougue et de colères qui s’engage, tempête, prend la pose, frétille quand il sent l’odeur des balles. L’un surveille l’autre. Dans Solitude d’Israël, le penseur ainsi défini est bien là, qui livre une analyse profonde du 7 octobre, cet « événement dont la déflagration, le choc, l’effet de souffle, ne ressemblent à rien de connu et vont changer le cours de nos vies ».
« Choc » à triple titre : pour l’âme juive, pour la conscience universelle et pour l’ordre du monde. Le penseur, encore lui, et rarement il ne s’est autant accroché à cette posture qu’il voudrait clinique, rappelle les faits, en citant notamment cette enquête du New York Times, journal parmi les moins enclins à la sympathie envers Israël, souligne-t-il : les journalistes y « décrivent une femme tirée d’une camionnette comme une bête de boucherie et violée par cinq hommes avant d’être achevée au couteau ; une autre à qui l’on a, par jeu, après l’avoir violée, planté des dizaines de clous dans l’aine et les cuisses ; deux autres, achevées d’une balle dans le vagin ; une autre encore dont un homme découpait les seins au cutter pendant qu’un autre la pénétrait ; et une autre – je cite toujours le New York Times – dont on incisa le visage avant de la décapiter. » Le penseur, toujours lui, parce qu’il croit qu’on ne le voit pas jeter des seaux d’eau glacée sur le feu de son désespoir, décrypte ensuite la façon dont, deux jours seulement après, « le négationnisme a opéré en temps réel » en déconstruisant « l’Événement ». Puis le penseur, décidément tout à sa tentative de dépassionner ce qui peut l’être, entreprend de contrecarrer, un à un, les arguments ennemis.
L’être des colères
L’être de colères, lui, s’est autobâillonné. « Dans ce livre, je fais très attention à ce que je dis », reconnaît-il devant nous tandis que ses bras se croisent comme pour rappeler l’obligation qu’il s’est faite de mettre à distance ses chagrins. Seuls Dominique de Villepin et Jean-Luc Mélenchon ont droit à des développements vitriolés. Il ne revient pas sur l’illisibilité du positionnement d’Emmanuel Macron ou sur son absence à la marche contre l’antisémitisme – du reste le président de la République n’est mentionné à aucun moment ; il ne dit pas sa déception de Joe Biden, se contentant de s’interroger : « Comment cet ami sincère de l’État des Juifs peut-il tomber dans le piège de “l’État palestinien” maintenant et avec le Hamas ? »
On n’a pas le souvenir de l’avoir jamais lu – et vu – si précautionneux… Le lui fait-on remarquer qu’il ne nie pas : « C’est vrai que j’étais plus sévère, à certains moments, sur l’Ukraine. Là, si je veux ébranler les femmes et les hommes de bonne volonté, les jeunes gens, il faut éviter les effets de manches. Car on part de très loin… » Convaincre les démocraties que le combat d’Israël est aussi le leur, telle est la mission impossible qu’il s’est fixée pour tenter de briser la spirale de la « solitude juive ».
Persuader les Juifs de ne pas se donner à l’extrême droite
Le deuxième dessein du livre n’est pas moins ambitieux : persuader les Juifs de ne pas se donner à l’extrême droite et de ne pas se laisser terroriser. « Ce qui me désespère, c’est que tant de Juifs aient peur, nous expose-t-il. Je n’ai jamais vu ça à ce point-là. » Ce n’est pas faute d’avoir fréquenté de près le pessimisme de merveilleux parrains : Albert Cohen, Romain Gary, Emmanuel Levinas. Les passages qu’il leur consacre sont essentiels : « Je pense à Albert Cohen me répétant, lors de nos rencontres, avenue Krieg, à Genève, la leçon de Solal ; m’exhortant à exceller, m’armer, faire le Grec devant les Gentils, pratiquer leurs rituels ; et puis m’avertissant, soudain fébrile, sur le ton d’un homme que l’on réveille en sursaut dans un cauchemar, que cela n’aurait qu’un temps et que c’est, à la fin, depuis la nuit des temps, toujours la Bête qui gagne.
Je pense à Romain Gary, l’autre ami, rencontré au temps des “nouveaux philosophes”, et dont je croyais, comme beaucoup, qu’il était du côté de la force juive : je le revois, hautain, faisant le fier, ses pommettes restées osseuses sous la toque d’astrakan qu’il garda, ce jour-là, pendant tout le déjeuner ; je le réentends, parlant trop fort, de sa belle voix d’homme des lointains, au teint d’acier bruni, qui a triomphé de la guerre et de la mort, du bruit et du silence, de la réprobation et de la gloire, m’inviter à la ruse et à la résistance, à l’humour et à l’amour. “Mort aux vaches, hurla-t-il à la cantonade, dans le restaurant. On les aura. Tu les auras. Incapables de résister au dibbouk qu’un Juif aguerri comme toi va leur fourrer dans le bide. Même pas peur !” Puis, plus bas, voix d’entrailles tout à coup, très pâle sous le carmin des joues : “mais pour combien de temps ? en vérité, c’est foutu ; on prend trop de place ; notre existence est outrancière ; je sais, depuis le début, qu’on est de trop”. Quelques semaines plus tard, il était mort.
Et puis je pense […] au texte de Levinas, dans Noms propres, qui me poursuit. » S’il rappelle la vision d’épouvante levinassienne – ce vent glacial qui traverse les pièces des maisons des Juifs de Paris et de Berlin, arrache les tentures et tapisseries et balaye toutes les « pauvres splendeurs » de leurs vies devenues comme des « oripeaux » dont vont s’emparer des foules impitoyables et hululantes –, c’est pour aller encore plus loin. Le voilà en effet qui se risque à écrire la suite : « Ce ne sont plus, dans ma pensée d’aujourd’hui, les seules demeures haussmanniennes dont on arrache les tentures et qui brûlent : ce sont nos grands et nos petits appartements ; nos beaux et nos moins beaux quartiers ; ce sont les synagogues de Sarcelles et de Créteil ; ce sont nos Shabbat quand nous faisons Shabbat ; ce sont, quand nous sommes encore pieux, nos petites fêtes et nos grandes barmitsva, nos bougies de Hanouka et nos humbles chandeliers, les cabanes montées après Kippour et qui me semblent des fétus de paille qui vont partir en fumée ou s’envoler ; et c’est, quand nous ne sommes plus pieux, une nuit qui commence où il n’y a plus ni grands ni petits Juifs, ni Juifs de l’étude ni Juifs du siècle, ni Juifs de la politique, ni Juifs du journalisme, ni Juifs de l’art, de la philosophie, du petit et du grand commerce, de la médecine, du prétoire – mais, seulement, des Juifs, c’est-à-dire des coupables. » Ici, le penseur a disparu pour laisser la place à un homme qui dit « nous » pour parler de son peuple.
La presque prière du dernier chapitre s’inscrit dans ce mouvement inspiré. « Un dernier mot à l’intention de ceux à qui importe le Nom d’Israël », écrit-il en guise d’introduction à cette supplique, le N majuscule signalant l’entrée dans l’au-delà de soi. S’ensuit une déclaration d’amour et d’admiration au peuple d’Israël doublée d’une psalmodie des profondeurs lui enjoignant de ne pas perdre son âme – lire ci-contre. Une mise en garde métaphysique qui n’appelle pas au cessez-le-feu, mais à la responsabilité de l’« être-juif » devant les hommes et devant les étoiles. À « 75 ans et demi » – croyez-le ou pas, il n’a même pas souri quand cette précision d’enfant s’est échappée de lui –, BHL serait-il enfin devenu diplomate ?
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