Comme je n’ai malheureusement pas assisté aux premières sessions de votre rencontre et que je ne suis arrivé que cet après-midi, je voudrais repartir, si vous le voulez bien, du commencement, c’est-à-dire du petit texte de présentation que nous avons tous dans la brochure qui nous a été remise et qui s’intitule « Devoir de mémoire, droit à l’oubli ? ». C’est Thomas Ferenczi qui cite Ricœur : « je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs » ; puis : comment conjurer les « abus de la mémoire », comment promouvoir une « politique de la juste mémoire » ? Je voudrais partir de cela, de ce sentiment qui est, me semble-t-il, dans l’air du temps : le sentiment d’une mémoire obsessionnelle, d’une mémoire envahissante, d’une mémoire qui occuperait tout l’espace de l’intelligence et qui rendrait nécessaire une espèce de désengorgement par le droit à l’oubli.

Bizarrement, ce n’est, moi, pas du tout mon sentiment. Je n’ai pas du tout l’impression que l’heure soit à cela, à cette obsession de la mémoire. Je ne suis pas frappé par ce caractère obsessionnel de la mémoire. Et j’ai même la conviction inverse : que ce qui est, au contraire, à l’ordre du jour, ce qui compose notre air du temps, c’est, justement, l’obsession de l’oubli.

Plusieurs signes.

D’abord, Ricœur lui-même, qui n’est pas là et avec qui je ne vais donc pas engager la polémique. Mais enfin Ricœur a multiplié les déclarations qui vont dans ce sens – et pas seulement celles que cite Ferenczi. « Une société, dit-il par exemple, ne peut être indéfiniment en colère avec elle-même. » Et ailleurs, je crois que c’était dans Le Nouvel Observateur, l’an dernier : « Il ne faudrait pas qu’une nouvelle intimidation venue de l’immensité de l’événement et de son cortège de plaintes vienne paralyser la réflexion sur l’opération historiographique ». Donc, des déclarations de Paul Ricœur.

Ensuite, les déclarations de Martin Walser que Nicolas Weill rappelait tout à l’heure et qui ont déclenché, en Allemagne, il y a deux ans, le grand débat que vous savez. C’était l’idée, exprimée par Walser, qu’on aurait le « droit » de zapper la Shoah, de penser à autre chose, d’éteindre le poste de télévision quand les images, prétendument obsessionnelles, de la Shoah reviennent nous narguer. C’était cette proclamation bizarre que c’en était fini du « service » de la mémoire – service : le mot même de Heidegger dans sa définition fameuse des trois « services ». Cela fit, en Allemagne, un beau tollé.

Je suis allé, à l’époque, pour Le Monde, faire un reportage sur cette affaire. Et je me rappelle – autre signe – que le Chancelier allemand lui-même, Gerhard Schröder, réclamait le droit, à ce moment-là, de tourner la page, le droit d’entrer dans le XXIe siècle déchargé de ce fardeau de la mémoire et de ce fardeau de la Shoah – il réclamait plus exactement, et en écho, volontaire ou non, aux déclarations de Walzer et aux positions de Ricœur, le droit à une mémoire heureuse. Là encore, il me semble clair que le moment présent est marqué, au moins autant que par l’obsession de la mémoire, par l’obsession de l’oubli, de l’effacement, du bogue.

Et puis, il y a encore eu, quelques années plus tôt, cinq ou six ans plus tôt en fait, un chef d’Etat polonais, qui fut aussi un grand dissident et qui fut un chef d’Etat souvent, hélas, moins bien inspiré, Lech Walesa, qui déclarait, lui aussi, dans le même esprit, que le temps de la division, de la confrontation des mémoires, était arrivé à son terme – qu’il était temps d’apaiser, de réconcilier les mémoires…

Voilà, donc, le point de départ. Pas tellement la complaisance dont parle Ricœur, le goût de gratter ses plaies, etc. Mais plutôt, à l’inverse, l’effort dément de l’époque pour se rendre transparente à elle-même, neutraliser sa propre mémoire, tenir à distance sa part sombre, sa part noire, sa part maudite – une époque où le droit à l’oubli serait en train de l’emporter ou, en tout cas, de livrer une bataille qui est loin d’être perdue contre le devoir de mémoire.

Face à cela, à la façon de Walter Benjamin, qui a été cité avant moi, à la façon de ses Thèses sur le concept d’histoire, je voudrais très brièvement, de manière très schématique, vous proposer des « thèses sur le concept de mémoire » – des thèses qui, bien entendu, valent ici, maintenant, dans la conjoncture idéologique qui est la nôtre.

Première thèse : le travail de la mémoire – et je parle toujours, bien entendu, de la mémoire de cet événement majeur de l’histoire du XXe siècle qu’a été la Shoah – ne fait que commencer. Je vous rappelle – cela a été dit, écrit souvent – que, jusqu’au début des années 80, dans les manuels d’histoire français, l’histoire de la Shoah n’occupait que quelques lignes ; que, jusqu’au milieu des années 80, dans les pages que ces mêmes livres consacraient à l’histoire de Vichy, le statut des Juifs n’occupait quasiment aucune place ; je vous rappelle que quand Fernand Braudel cosignait, en 1967, un livre qui s’appelait Le Monde actuel, il y avait quelques lignes à peine sur tout ça. Nous arrivions de là. Nous en sortons à peine. Je faisais allusion, à l’instant, à ce reportage que j’ai fait pour Le Monde, il y a deux ans, peut-être deux ans et demi, au moment du traumatisme Martin Walser et du débat qu’il a provoqué. Il y a eu, au même moment, un autre traumatisme dont je parlais aussi très longuement : « l’exposition Reemstma », du nom de Jan Philip Reemstma, héritier des cigarettes du même nom et patron d’une fondation, d’une sorte de CNRS privé, qui avait découvert dans les archives ex-soviétiques des wagons entiers d’images, de photos, de documents qui démontraient l’implication active de la Wehrmacht à des crimes que l’on croyait réservés aux seuls SS, sa participation à la solution finale. Dans cette exposition, qui circula à travers toute l’Allemagne, on voyait les soldats, les simples soldats allemands, pas nazis, juste allemands, ces soldats auxquels François Mitterrand rendit l’hommage que vous savez en disant qu’ils s’étaient « battus pour leur pays », on voyait donc ces jeunes soldats trôner, comme devant des trophées de chasse, devant le corps supplicié d’un Juif pendu, devant un rabbin torturé ou devant un tas de cadavres. Donc, il y a quelques années encore, on ne savait pas tout cela. Nous avions une mémoire en friche. Il y avait un gisement de mémoire gigantesque, insoupçonné, qui n’a surgi que récemment des limbes de la mémoire allemande et européenne.

Ce ne sont que des exemples. Mais ils disent que le temps de la mémoire est loin d’être achevé, qu’il commence même à peine. Ils disent que, loin de tirer à sa fin, loin que nous devions nous en dire lassés, il ne fait que débuter. Cinquante ans, c’est très court. Mettez-les, ces cinquante ans, en rapport avec les injonctions bibliques, comparez avec le commandement biblique de se souvenir sur maintes générations et vous verrez que c’est très court. Et puis, l’événement même… Son énormité… Il faut une époque bien frivole, bien zappeuse, pour supposer que cinquante ans, c’est assez, presque trop, et que le temps aurait, en cinquante ans, accompli son œuvre de mémoire… Donc, nous sommes au début, au tout début, du processus.

Deuxième remarque, deuxième « thèse » : ce travail de la mémoire est un travail qui n’aura, à la lettre, pas de fin. A ceux qui s’en disent déjà lassés, à ceux qui trouvent qu’on en a déjà trop fait, trop parlé, je voudrais juste rappeler la structure très particulière de ce crime que fut la « solution finale ». Particulière en quoi ? Eh bien en ceci que, comme vous le savez, comme l’ont raconté les historiens, comme l’a dit Primo Levi, comme l’a rappelé récemment, dans un livre important, Gérard Wajcman, c’est un crime sans traces, c’est un crime sans témoins, c’est un crime sans tombes. Crime sans tombes, vous le savez : le dispositif du crématoire et de la chambre à gaz faisait que ces meurtres-là étaient des meurtres sans cadavres, des meurtres dont les corps mêmes étaient volatilisés, comme s’ils n’avaient pas existé. Crime sans traces : vous connaissez tous la propriété de ce terrifiant secret qui avait pour spécificité de ne pas s’être écrit, de ne pas s’être dit, vous connaissez la célèbre apostrophe du SS à Primo Levi : « quoi qu’il se passe, quelle que soit l’issue de la guerre, nous avons déjà gagné, car, en vous effaçant, nous effacerons les traces et les preuves de notre crime ; personne ne vous croira ». Et puis, crime sans ruines, Claude Lanzmann l’a montré dans de nombreux plans de son Shoah : soit que les troupes nazies, dans leur retraite, aient détruit les crématoires ou dynamité les lieux de supplice, soit que, après la guerre, la nature ait repris le dessus et que les camps aient été rasés, replantés, reboisés, dans nombre de cas, le lieu même du crime est un lieu neutralisé, apaisé, un lieu où tout se passe comme si le temps ou l’esprit du temps voulaient nous donner à penser que le crime n’a pas eu lieu. Gérard Wajcman, dans son livre, dit très bien que ce crime-là, ce crime sans traces, ce crime sans ruines, ce crime sans tombes, est un crime parfait, non pas au sens où il serait impuni mais au sens où il serait comme ne s’étant pas produit. Le crime absolu, en quelque sorte. Le crime qui produit du cadavre et qui produit en même temps du néant. Un crime blanc, sans reste, sans témoignage – on a presque envie de dire, collant à l’étymologie, un crime sans martyre.

Cette structure n’est évidemment pas tout à fait sans exemple. Et quand je considère ce crime sans vestiges, ce crime sans archives, je ne peux pas ne pas penser à une structure de crime que j’ai retrouvée récemment dans d’autres circonstances, pour une autre série de reportages que j’ai faite, également, pour Le Monde. Douleur des hommes. Cruauté de leurs bourreaux. Mais tout cela – et c’est ce qui m’a frappé – inscrit dans aucune histoire, ne trouvant place dans aucune archive, s’oubliant à l’instant même où cela se perpètre. Lorsque je pense à ce type de crime, à cette structure-là de crime, je ne peux pas ne pas penser aussi à un très grand écrivain qui, en tout cas, moi, m’est infiniment cher, Charles Baudelaire. Il avait un rapport très particulier à ses morts et, notamment, à son mort par excellence : François Baudelaire, son père, cet ancien prêtre jeté à la fosse commune, sans tombe et dont il disait, lui, Charles Baudelaire, qu’il était comme un cadavre dans son propre corps. Je suis le tombeau de mon père, disait-il. Mon père n’a pas de tombeau, et je tiens lieu de tombeau. Et il dit bien, dans ses Lettres, ou dans Mon cœur mis à nu, comment, quand il n’y a pas de tombe, quand il n’y a pas de trace, quand il n’y a pas de reste, juste un grand portrait peint qu’on transporte d’un hôtel à l’autre et qui l’a suivi jusque dans l’hôtel du Grand Miroir, à Bruxelles, quand il y a donc à peine une trace, à peine un souvenir, Baudelaire dit bien que, dans ces cas-là, le deuil est difficile, qu’il est même impossible et que, quand un deuil est impossible, la mémoire est inlassable, intarissable – une sorte d’analyse interminable, pour un deuil indéfini… A ceux qui se demandent : « quand donc le temps du deuil viendra ? quand donc la plaie sera suturée ? quand donc ce travail-là s’achèvera ? », je crois qu’il faut répondre – et ce n’est pas une injonction, ce n’est pas une exhortation, c’est un constat – qu’il en va de ce crime, de cette plaie, comme de ce dont parle Baudelaire : c’est une plaie sans suture, sans cicatrice, sans deuil possible, c’est une de ces plaies dont Levinas aussi disait, dans les années 60, qu’elles « doivent saigner jusqu’à la fin des temps ». Je ne fais pas, là, de la morale. Je dis comment les choses sont. A cause de cette structure très particulière du crime, à cause de ce qu’est ce crime en particulier, le travail de la mémoire est un travail infini et il ne faut pas compter sur un tarissement de ce travail de la mémoire.

Troisième remarque, troisième thèse : cette mémoire infinie, ce travail interminable, je crois très, très profondément que, contrairement à ce que l’on entend parfois, contrairement à ce que certains voudraient croire ou feindre de croire, ce n’est pas l’affaire des seules victimes, ni des seuls survivants des victimes, encore moins des seuls Juifs, je crois que c’est le propre des nations en général et tout entières. Car enfin, c’est quoi un crime contre l’humanité ? Quel sens cela a-t-il ? On ne peut parler de crime contre l’humanité que si l’on croit deux choses. Premièrement, que c’est un crime à nul autre pareil. Deuxièmement que ce crime lèse l’humanité même, en son essence. Un crime à nul autre pareil ? C’est ce que dit Malraux, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il dit que c’est le premier crime de l’histoire de l’humanité où l’homme a fait concurrence à l’enfer. C’est ce que dit Churchill dans un discours historique de 1945 où il affirme : « il est hors de doute que ce crime fut sans précédent ». C’est ce que disent la plupart des historiens sérieux de la Shoah lorsqu’ils observent que, par ce mélange absolument unique de rationalité et de folie, par cette volonté d’en finir avec l’existence, non seulement physique, mais métaphysique d’un peuple, par cette traque inlassable à travers l’Europe, sans cache possible et sans reste, c’est ce que disent, donc, la plupart des historiens lorsqu’ils butent sur ce noyau d’unicité, de singularité, qui distingue la Shoah de tous les crimes commis avant cela.

Donc, si l’on croit cela, si l’on croit à cette unicité de la Shoah, si l’on croit qu’elle interpelle, qu’elle vise, non seulement les hommes visés et atteints dans leur chair, non seulement ceux qu’elle touche dans leur mémoire personnelle, mais qu’elle vise l’homme en tant que tel, si l’on considère, par exemple – pour être très concret, très précis – qu’il y a, dans la « solution finale », la volonté folle, à la fois démiurgique et démoniaque, de remodeler l’espèce, de réintervenir dans le fond même de ce qui est supposé faire l’origine de l’homme occidental, d’opérer une sorte de révision métahistorique considérable où l’on dit à l’humanité occidentale : « vous n’êtes pas juifs, vous n’êtes pas chrétiens, faites-nous confiance, laissez-nous faire, et vous comprendrez en quoi vous n’êtes ni juifs, ni chrétiens », si l’on croit tout cela, si, en détruisant les juifs, on reforge, refabrique, rebâtit une espèce de généalogie raciale imaginaire (c’est ça le nazisme ! c’est cette guerre dans l’origine, à l’intérieur même de l’origine, qui prend évidemment la forme du massacre des millions de Juifs !), bref, si l’on prend vraiment au sérieux l’unicité de ce crime, si l’on consent à penser qu’il a affaire, non pas à ces hommes-ci, ou à ces hommes-là, mais à l’homme occidental dans ce qui le structurait, le constituait et le définissait depuis quelques centaines ou quelques milliers d’années, si l’on considère cela, alors il faut dire avec force, il faut rappeler à tous et à toutes, à tous ceux qui, en tout cas, voudraient s’en décharger, que ce fardeau-là, le fardeau du souvenir, le fardeau qu’est le fait de penser cet événement, est un fardeau qui pèse sur les épaules de chacun. Et dire cela c’est important pour ceux à qui le fardeau revient et aussi pour ceux qui voudraient peut-être le garder pour eux, qui auraient peut-être la tentation de s’en approprier la douleur et la charge…

Il y a eu des débats, dans les dernières années, mettons dans les dix dernières années, sur ce thème. Par exemple, lorsque certains cinéastes se sont emparés de la Shoah. Louis Malle avec Au revoir les enfants. D’autres films. Benigni avec La Vie est belle. Il y a des gens que cela a choqués. J’ai des amis qui ont dit : « Non ! pas touche à la Shoah ». Eh bien je suis de ceux qui, tout en ayant un jugement parfois nuancé sur telle ou telle œuvre, tout en estimant par exemple qu’aucune ne vaut ni ne fera jamais l’économie du Shoah de Lanzmann (lequel Lanzmann a, du reste, un point de vue sur la question bien plus nuancé que ne le veut la doxa) ont pensé et dit qu’il est heureux que Malle ou Benigni aient fait ces films-là. De même quand le pape a pris position. Il y a des gens qui ont vu ses paroles – et qui se sont insurgés contre – comme une tentative de « christianiser » la Shoah. Ce n’était pas mon avis. Je n’ai jamais compris, à l’époque, ce que cela voulait dire « tentative de christianiser la Shoah ». Et je pense au contraire que, lorsque Jean-Paul II est intervenu, lorsqu’il a parlé, en termes chrétiens, de la douleur juive, lorsqu’il a parlé de « Golgotha du monde contemporain », il parlait dans sa langue à lui, dans sa langue de chrétien, mais je pense qu’il s’affrontait, à sa manière, à cette mémoire infinie et à ce deuil nécessaire.

A la même époque, il y a quinze ans, j’ai participé à une polémique à propos de l’affaire des carmélites d’Auschwitz. Vous vous rappelez ? Les carmélites avaient installé un sanctuaire, un carmel, au lieu même où furent entreposées les réserves de Ziklon B, de gaz. Nombreux furent ceux, notamment au sein de la communauté juive, qui estimèrent que ce geste était un geste profanateur, qui allait dans ce sens de cette christianisation de la Shoah. Je n’en étais pas si sûr. Une part de moi pensait, là encore, qu’il y avait peut-être là une façon catholique – évidemment pas juive – de tenter de vivre l’invivable, de tenter de penser l’impensable, de tenter de s’affronter à l’infini d’une mémoire dont le fardeau se trouvait pour ainsi dire partagé. Là-dessus, il faudrait évidemment débattre. C’est compliqué, ça ne peut pas se dire en quelques mots, comme cela. Mais je crois que ce n’était pas simple. Je suis persuadé qu’on ne peut pas se débarrasser du problème en traitant les carmélites d’antisémites ou en leur reprochant de « récupérer » la Shoah. Quel mot, « récupérer » ! Comme s’il y avait quelque chose à « récupérer » ! Mon hypothèse c’est, encore une fois, qu’elles participaient à leur façon, dans leur langue et leur foi, au deuil collectif et que ce n’était pas si mal… Le devoir de mémoire est un devoir qui incombe aux survivants, qui incombe à ceux qui sont le tombeau de leur père, qui incombe à ceux qui tentent de ressusciter, de perpétuer, une parole définitivement absente. Mais ce devoir, il incombe aussi à tous les autres, chacun à sa façon, chacun dans sa langue propre – y compris, bien sûr, les chrétiens.

Quatrième remarque à propos de ce qu’il est convenu d’appeler – et on en parle beaucoup ces jours-ci – la « religion de la Shoah ». On nous dit beaucoup, ces temps derniers, qu’il y aurait, chez les militants du devoir de mémoire, une religion de la Shoah, une attitude religieuse à l’endroit de la Shoah. Je crois que, là encore, il faut distinguer. Je crois que la question est, à tout le moins, complexe. Il y a, j’en suis d’accord, dans une certaine manière d’appréhender la Shoah, un ton religieux, un ton mystagogique, un ton mystique qui n’est pas supportable. Il y a une description de la Shoah, une pensée de la Shoah comme événement indicible, comme mystère même, comme énigme absolue devant laquelle la toute-parole et la toute-intelligence devraient être comme tétanisées, un refus absolu de comprendre et de penser, qui vont à l’encontre des exigences du devoir de mémoire.

Par-delà le ton, quand on dit « religion de la Shoah », c’est un dispositif qui peut avoir deux types de mécanique. « Religion de la Shoah », cela veut d’abord dire cette tétanisation de l’intelligence, ce culte du mystère. Je pense, par exemple, à un texte de Blanchot qui vient en commentaire, je crois, de Autrement qu’être de Levinas. Blanchot dit, dans ce texte, la nécessité de faire silence autour de l’événement, une espèce d’impératif de laconisme. Ça, c’est le premier aspect de la « religion de la Shoah ». C’est l’idée qu’il faudrait se garder absolument de toute tentation du sens ou de la parole. Et puis, il y a l’autre tentation symétrique mais qui, je crois, revient au même, qui est tout aussi religieuse dans son essence et qui est la tentation de l’excès de sens, la tentation de donner un sens à ce qui n’en a pas, la tentation de la consolation. Freud disait dans une lettre à Einstein : « la consolation, c’est ce qu’ils veulent tous, les révolutionnaires les plus sauvages, aussi passionnément que les piétistes acharnés ». Il avait raison. La consolation, c’est l’idée que cette tragédie-là ne viendrait pas comme un excès, un bloc erratique, une espèce de météorite d’insensé, mais qu’elle aurait sa place dans une théodicée, une théodicée noire, mais une théodicée quand même. Et il y a, dans la lecture chrétienne de la Shoah et aussi dans un certain nombre de lectures juives de la Shoah, une sorte de triptyque de la faute, de la punition, de la rédemption, qui vont dans ce sens. Je pense à des textes de George Steiner, par exemple, qui disent exactement cela, qui parlent d’« eschatologie noire ». Eh bien c’est la même chose. Pour des raisons symétriques, mais tout aussi condamnables, on va tout autant à rebours des impératifs de mémoire et, en croyant bien faire, on fait, derechef, insulte aux victimes. C’est Levinas qui disait, dans un texte de Difficile Liberté, que les victimes de la Shoah furent – je cite de mémoire – « les moins corrompus des hommes » et que l’idée même d’inscrire, d’imaginer une faute à l’origine d’un si grand calvaire est une idée répugnante, une idée infâme. Je crois cela. Je crois qu’il faut refuser la tentation de la religion dans ces deux visages : soit se prosterner devant l’absence de sens, soit donner un absolu de sens à travers une théodicée imaginaire, il faut refuser tout cela. Maintenant attention ! Qu’il y ait nécessité – et ça, Nicolas Weill l’a, je trouve, tout à fait bien dit – de faire le deuil ensemble, qu’il y ait nécessité de commémorer de conserve, qu’il y ait nécessité de construire des monuments et, au fond, d’imaginer des rites, qu’il y ait donc un autre usage de la religion et que cet usage puisse être bon – parce que c’est ça, aussi, que cela veut dire une religion, c’est des monuments et c’est des rites – ça, je crois que c’est juste. Ce n’est pas l’avis, par exemple, de Martin Walser qui défendait, lui, une ligne protestante sur cette affaire de mémoire. Le fond du fond de la position de Walser était de dire : la seule façon de commémorer, c’est être seul avec soi-même, dans l’intimité autiste de la conscience face à elle-même et refuser donc toute espèce de lien commémoratif. Alors, moi, je ne crois pas cela. Je crois que la mémoire d’un événement comme celui-là, qui a la portée que j’ai dite, qui touche à l’humanité au point où je l’ai rappelé, je crois que cet événement-là, il se commémore en commun et qu’il suppose, en ce sens, au sens propre, que cela fasse ou non plaisir, quelque chose comme une religion. Gare, donc, à l’anathème pavlovien contre cette histoire de religion de la Shoah. Les choses, là non plus, ne sont pas si simples…

On peut discuter, bien entendu, de la qualité de ces monuments et de la qualité de ces rites. Il y a en Allemagne ou ailleurs, de Sarrebruck à Birkenau et de Birkenau à Berlin, des discussions interminables et fécondes sur la façon de monumentaliser. Est-ce qu’il faut un monument visible ou invisible ? Est-ce qu’il faut un monument qu’on oublie ou un monument qui s’impose ? Est-ce qu’il faut un monument souterrain ou un monument à ciel ouvert ? Est-ce qu’il faut un monument qui tombe en ruines ou un monument qui sorte des ruines ? Il y a une bibliothèque de discussions sur la question du monument. Et elle est peut-être d’ailleurs, à soi seule, cette discussion, le plus beau des monuments et le plus intelligent, à la Shoah. Qu’il y ait une discussion sur le monument, bien sûr. Qu’il y ait une discussion sur ce que c’est qu’un rite, évidemment aussi. Il y a des rites qui tuent et il y a des rites qui vivifient, il y a des rites qui bloquent la mémoire et il y a des rites qui la font, au contraire, travailler. Mais qu’il y ait nécessité du rite, qu’il y ait nécessité du monument, qu’il y ait nécessité, en ce sens-là, de la religion, je le crois. Et c’est pourquoi je répondrai, entre guillemets, en essayant de ne pas polémiquer, aux thèses publiques de Paul Ricœur – je ne sais pas ce qu’il a dit ici, bien sûr –, que la question, ce n’est pas mémoire ou oubli, ce n’est pas cette alternative trop mécanique, mais c’est : quelle mémoire ? fondée sur quel rite ? arcboutée à quel type de monument ? autrement dit, quelle religion ? Je récuse la religion comme mystère. Je récuse la religion comme consolation. Mais je prône – je ne sais pas si « prône » est le mot, car qui suis-je pour prôner ? de quelle chaire le ferais-je ? – une troisième religion entendue comme système de rites et de monuments.

Je termine. Dernière thèse, dernière remarque. Dernière remarque sur ce qu’il est convenu d’appeler l’instrumentalisation de la mémoire. Je crois, moi – mais là, il me faut quand même trois minutes, mon cher Thomas Ferenczi –, qu’il n’est pas nécessairement indigne, le geste d’instrumentaliser la mémoire. On entend de plus en plus dire ça souvent : « ras-le-bol de ceux qui instrumentassent la mémoire, la Shoah, etc. » Je sais bien ce qu’on entend par là et bien sûr qu’il y a du vrai. Il est vrai que, en Israël par exemple, il y a quelque chose d’assourdissant et d’intolérable dans la façon qu’a la classe politique – je vais de temps en temps en Israël et je le sais bien – de mobiliser la Shoah dans des débats qui n’ont rien à voir avec elle, et, ainsi, de la banaliser, de la prosaïser et, donc, de la profaner. Il s’est même trouvé, il y a dix ou quinze ans, un professeur d’université de Tel-Aviv, qui s’appelle Yehua Elkana, qui a publié, en première page du Ha’aretz, un article indigné disant : « Oubliez la Shoah ! » C’est ça que cela voulait dire. Cela voulait dire au Likoud et aux travaillistes : « Arrêtez avec la Shoah, arrêtez d’en faire un argument électoral, et parfois de bas étage. » Donc, ça, bien sûr, je ne suis pas en désaccord.

Mais que la Shoah soit, comme telle, un des fondements, par exemple, de l’identité juive, de l’être-juif de certains, qu’elle figure dans les éléments constitutifs de leur identité et qu’elle ait sa part dans la légitimité – sa part, je dis bien – d’Israël en tant que tel, et surtout que l’Europe d’aujourd’hui doive et puisse se constituer sur le souvenir de la Shoah, ça, en revanche, je le crois, et je le crois depuis très longtemps, enfin je crois que c’est vrai depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Quand David Rousset, par exemple, dit : « c’est parce qu’il y a eu la Shoah et parce que je m’en souviens que je refuse d’accepter les camps soviétiques », quand certains hauts fonctionnaires français démissionnent de leurs responsabilités dans les années 50 parce qu’ils se souviennent du statut des Juifs et de la torture et de la Gestapo et qu’ils ne veulent pas en voir revenir, fût-ce sous une forme affadie, les stigmates bénis par le drapeau français, c’est bien de la même chose qu’il s’agit. Lorsque Marek Edelman, le survivant du ghetto de Varsovie, se rend à Sarajevo en 1992 ou 93, il dit et il écrit que c’est parce qu’il a la Shoah au cœur qu’il ne peut pas tolérer l’idée, l’hypothèse même, la supposition d’un nouveau génocide au cœur de l’Europe.

Je veux dire par là qu’il y a deux façons de vivre la mémoire, il y a deux façons d’établir commerce avec elle, commerce de soi avec soi à travers l’espace de la mémoire. Il y a une mémoire mélancolique, une mémoire lancinante, une mémoire qui fige le passé sur lui-même et qui, d’une certaine manière, se laisse en effet envahir par lui, une mémoire qui répond assez bien à la définition nietzschéenne du ressentiment, une mémoire ressentimentale, une mémoire ruminante, une mémoire stérile. Et puis, il y a une autre forme de mémoire, celle dont parle encore Levinas dans une de ses lectures talmudiques et dans beaucoup d’autres textes lorsqu’il dit que le passé, c’est une question brûlante inlassablement adressée au présent. C’est ce que dit Michel Foucault quand il dit qu’il ne croit pas à une mémoire pure qui serait déconnectée d’intérêts ou de passions contemporains et qu’il y a une bataille de la mémoire, que la mémoire se mobilise au service d’une certaine définition de l’humain ou d’une certaine conception de la civilisation. Il y a un deuxième type de mémoire, que j’appelle la mémoire infinie – titre de mon intervention – et qui est aussi une mémoire vive et qui fait que la mémoire sert aux combats du présent.

Un exemple, un seul, qui est pour moi le plus éloquent et, d’une certaine façon, le plus magnifique. Lorsque je suis allé donc passer ces quelques jours en Allemagne, que j’ai rencontré les walsériens quand j’ai vu l’exposition Reemstma, j’ai rendu visite à l’ancien militant gauchiste, devenu ministre des Affaires étrangères allemand, Joschka Fischer. Et Joschka Fischer, l’élève de Habermas, l’héritier de la tradition du patriotisme constitutionnel qui est une grande originalité de l’Allemagne de l’après-guerre, Joschka Fischer, donc, m’a donné sa version du patriotisme constitutionnel et m’a dit : « L’Europe, telle que je la vois, l’Europe qu’on est en train de bâtir, l’Europe d’après l’euro, c’est une Europe dont le fondement – pas l’horizon, le fondement, le Grund, c’est-à-dire à la fois le fond et le socle – sera le “plus jamais ça” du seul crime qui ait, pour les Français, les Allemands, les Européens et le monde, le même sens, le seul dont le sens ne soit pas réversible, une victoire pour les uns et une défaite pour les autres, le seul qui ait le même sens aujourd’hui pour tous les peuples d’Europe, c’est-à-dire le crime d’Auschwitz. » Et Joschka Fischer m’expliqua que le « plus jamais ça » d’Auschwitz, le « plus jamais ça » de la rampe de tri d’Auschwitz était pour lui le fondement, le socle qui rendait possible une Europe respirable demain.

Je voudrais conclure là-dessus : d’un côté, l’appel de Joschka Fischer, son patriotisme constitutionnel de la mémoire, ce patriotisme de la mémoire valant comme Constitution de l’Europe ; de l’autre, le rêve néfaste de ceux qui voudraient tourner la page et zapper la mémoire.


Autres contenus sur ces thèmes