Tout est parti, comme souvent, d’une idée juste.

La télévision n’est pas une vache sacrée.

Ne l’est pas davantage ce dispositif de missions, de pratiques et de règles que l’on désigne du beau mot de service public.

Ni encore moins cette invention, britannique puis française, qu’on appelle la redevance et qui date de l’époque où tout l’Audiovisuel tenait en une station de radio, puis une chaîne d’images, entrant dans les foyers par le canal unique des récepteurs à l’ancienne.

Les écrans, entre-temps, se sont multipliés.

On consomme les films, les documentaires, les spectacles vivants, les informations, de France Télévisions, de Radio France ou d’Arte sur des tablettes et des smartphones, à partir de Twitter, d’Instagram, de YouTube, de Facebook, bref, à travers des machines en réseau, délinéarisées, souvent impossibles à localiser.

Or si trois grandes lois sont venues, sous Giscard, puis Mitterrand, sanctionner les premiers bouleversements d’ampleur affectant la médiasphère, rien de semblable ne s’est produit depuis maintenant trente-six ans.

Et la fameuse redevance reste assise sur la possession d’un téléviseur en passe de devenir obsolète et elle est collectée en même temps qu’une taxe d’habitation dont la disparition programmée est affaire de quelques mois.

Il fallait prendre cela en compte.

On devait, là comme ailleurs, avoir le courage de secouer les conservatismes et de réformer.

Devait-on, pour autant, supprimer purement et simplement cette redevance, cette « contribution à l’audiovisuel public » ?

Non.

D’abord parce que cette suppression qui, dans le meilleur des cas, serait aussitôt compensée par une dotation budgétaire équivalente reprendrait d’une main aux gens ce qu’on leur aura donné de l’autre : où sera, dans ce jeu à somme nulle, l’augmentation du pouvoir d’achat ? et n’a-t-on pas toujours tort, à l’ère du tout-puissant visible et de la surinformation généralisée, de céder à la politique du leurre ?

Ensuite, parce que cette budgétisation des ressources allouées aux chaînes et radios publiques pour leur permettre de diffuser, entre autres, une information libre et aussi affranchie que possible de la pression de l’État dont elles dépendent aurait l’effet inverse : cet État-ci, d’accord – mais celui-là ? un État autoritaire ou soumis à la dictature de l’opinion ? un pouvoir tombant, ce qu’à Dieu ne plaise, aux mains d’une Le Pen présidente ou d’un Mélenchon Premier ministre ? ne regrettera-t-on pas, ce jour-là, le bon vieux temps de cette ressource stable, sanctuarisée et pérenne qu’était la redevance ?

Et puis, enfin et surtout, parce que le maître argument, lorsqu’on les pousse dans leurs retranchements, des partisans de la suppression, leur idée d’une redevance indolore, invisible, noyée dans la masse de nos impôts et du budget de l’État, n’est pas vraiment républicaine. J’ai connu un psychanalyste qui, dans la Tchécoslovaquie de la fin des années 1980, tenait pour un acte de résistance de faire payer ses analysants. Et je me souviens d’un prêtre, Léon Burdin, aumônier de l’hôpital des cancéreux de Villejuif, racontant, dans un livre que j’avais préfacé, son désespoir quand il était appelé par les familles pour administrer les derniers sacrements dans le dos des agonisants, en évitant de les affoler et, donc, à leur insu. Eh bien la redevance, c’est pareil. Savoir que la culture coûte est sain. Prendre conscience que l’on est taxé pour être correctement informé est un acte, non, certes, de résistance, mais de foi démocratique. Et s’il est vrai qu’un citoyen est un sujet qui soustrait une part de soi à la passivité des humeurs, des opinions et des intérêts particuliers, ce tribut versé au savoir, à la culture et au souci de la vérité est une des façons que nous avons de construire notre subjectivité citoyenne.

Et si la solution était, alors, non de supprimer mais de réformer la redevance ?

Et si, Européenne jusqu’au bout, la France s’inspirait de ce qui se pratique chez quelques-uns de ses voisins ?

Il y a la formule italienne qui ne lie pas l’obligation de payer à la détention de cet outil désormais archaïque qu’est un téléviseur.

Il y a la formule allemande que ma responsabilité dans Arte France m’a appris à connaître un peu et qui laisse à une agence des chaînes publiques (GEZ) le soin de prélever la contribution forfaitaire à laquelle chacun est assujetti.

Il y a le modèle scandinave tel que le décrit l’économiste Julia Cagé dans une note de la Fondation Jean-Jaurès et dont le principe est un impôt spécifique (donc soustrait aux aléas de l’économie non moins qu’au bon vouloir des gouvernants), plafonné (non loin du montant de la redevance française d’aujourd’hui) et progressif (exonérant les revenus les plus bas et permettant, pour le coup, une vraie augmentation du pouvoir d’achat).

Maintes formules sont possibles, en vérité, pourvu qu’on ne cède pas sur ce paradoxe ultime qu’exposa, le 9 novembre 1967, devant le Parlement, lors d’un débat étrangement semblable à celui d’aujourd’hui, un ministre de la Culture nommé André Malraux : s’agissant des œuvres de l’esprit, de l’intelligence du monde et du travail de la vérité, l’accès libre, universel, gratuit, a un prix.


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