BRUNO DE CESSOLE : Bernard-Henri Lévy auscultant les derniers jours de Charles Baudelaire, il y a de quoi surprendre et les admirateurs de Baudelaire et les lecteurs de Lévy. Ce paradoxal intérêt de votre part pour un homme dont le destin est aux antipodes du vôtre s’explique-t-il par l’attraction des contraires ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Pourquoi diable « l’attraction des contraires » ? C’est vrai que je ne suis pas aphasique, hémiplégique, que je ne suis pas en train de mourir à Bruxelles, que je ne suis pas un écrivain « maudit », méconnu par ses contemporains, maltraité par ses pairs, etc. Mais si vous prenez les choses d’un autre point de vue, si vous prenez, comment dire ? la « philosophie » ou la « vision du monde » qui s’expriment dans Les Fleurs du Mal, je m’en sens au contraire terriblement proche…

Affinité toute récente, alors !

Écoutez, ce n’est pas le moment d’entrer dans le détail. Mais voyez la critique du « progressisme » qui faisait la trame de La Barbarie à visage humain. L’antinaturalisme de principe qui était au cœur du Testament de Dieu. Prenez la critique de la « religion française » dans mon Idéologie. Tout cet éloge de l’abstraction et de la médiation, toute cette méfiance à l’endroit du concret, de la nature, de la matière ou de l’organique qui courent à travers tous les livres depuis dix ans. Prenez même cette question du Mal dont je n’ai cessé, jusqu’au Diable en tête inclus, de souligner le caractère irréductible et de faire mon objet réflexion privilégié. Tous ces thèmes étaient – sont – dans la plus pure tradition baudelairienne. Et il n’est pas jusqu’à ce que j’ai écrit, ici ou là, sur les femmes, la séduction ou l’art qui ne soit dans la droite ligne de cette sensibilité baudelairienne…

Iriez-vous jusqu’à vous reconnaître dans l’implicite philosophie tragique de Baudelaire et dans son admiration pour Joseph de Maistre ?

La « philosophie tragique », sûrement. Pour Joseph de Maistre c’est un peu compliqué. Et ce n’est assurément pas ma référence privilégiée. Mais il y a dans Du Pape ou dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg un contenu métaphysique auquel je ne me sens pas du tout étranger. Disons, là aussi, la méditation sur le Mal… La problématique du péché… Un certain anti-historicisme, etc.

Votre livre repose sur des pilotis historiques dûment vérifiés ; cependant il existe des « blancs » dans la vie de Baudelaire, que vous avez remplis par l’imagination, si bien qu’on se demande parfois s’il s’agit des derniers jours de Baudelaire ou de ceux de Bernard-Henri Lévy. Jusqu’à quel point vous êtes-vous identifié à Baudelaire ?

C’est ça, oui. Ces derniers jours, dans la petite chambre de l’Hôtel du Grand Miroir, sont en effet comme une sorte de blanc. On ne sait pas pourquoi Baudelaire est là. On ne sait pas ce qu’il fait, à quoi il pense, quels sont les rêves ultimes qui traversent cette tête en train de plonger dans la nuit. C’est cette énigme que j’ai voulu explorer. C’est dans ce « vide » des biographies et des études savantes que j’ai posé la scène de mon roman. Jusqu’à quel point je me suis identifié à mon héros ? Ça, c’est une question à laquelle je n’ai pas trop envie de répondre. Le livre parle – doit parler – à ma place.

Il est étrange, justement, que vous ayez choisi le même procédé romanesque que dans Le Diable en tête, c’est-à-dire le roman impersonnel, impassible, où selon le mot flaubertien, l’auteur s’efforce d’être comme Dieu dans la création : invisible. Pourquoi ce choix de la part d’un écrivain qui, par ailleurs, ne répugne pas, tant s’en faut, à la mobilisation du « je » dans ses essais ?

Attention à ce qu’on met derrière ces mots : « impersonnel… impassible… » ! C’est Valéry qui dit, quelque part, que la meilleure manière de produire de l’émotion, voire de bouleverser son lecteur, est de se mettre soi-même, pendant que l’on écrit, dans un état de « froideur » maximale. C’est un peu mon avis.

Ce type de composition romanesque facilite la transition du roman à l’essai déguisé, ou du moins aux longs développements d’idées dont vous n’êtes pas chiche dans ce livre…

Pour moi, la multiplication des points de vue, des regards, permet d’abord d’illustrer cette évidence que le roman n’est pas porteur de vérité, ensuite d’étendre à l’infini le clavier du romancier. L’ont compris avant moi, Faulkner, Hemingway ou Dos Passos… Qu’est-ce qu’un romancier sinon quelqu’un qui peut dire à la fois « Madame Bovary c’est moi » et « Monsieur Homais c’est moi » ? À l’instar d’Albert Cohen avouant qu’il était ensemble Solal et Ariane et Mangeclous, je vous dirais que je me sens autant le narrateur que le photographe Neyt ou même Mme Lepage, la logeuse de Baudelaire à Bruxelles ! Techniquement, il ne m’a pas été plus difficile de faire parler Mme Lepage que le narrateur.

Convenez qu’il est paradoxal que vous escamotiez autant votre « moi » là où vous pourriez lui laisser la bride sur le cou alors que dans vos essais, où vous pourriez à juste titre le gommer, il s’avance à visage découvert ?

C’est vrai. La littérature n’est pas une question d’état d’âme, d’humeur, d’inspiration. Pour moi, c’est affaire d’artifice, de fabrication. Le tout est de se donner les conditions, les outils et les contraintes !

La contrainte ou la règle, comme condition créatrice, c’est une esthétique totalement classique ?

En effet classique. À mon sens, il n’est de littérature qu’à travers un corset de contraintes impérieuses. Je pousse, à cet égard, la chose jusqu’à l’absurde. Vous aurez remarqué peut-être que des règles formelles très strictes corsètent le livre : de la taille au nombre des paragraphes et à la symétrie des narrations… Corset du reste n’est pas le bon mot : c’est le rythme même de mon écriture qui suscite ces règles.

Dans les nombreux passages du livre sur le pourquoi, le comment, le sens de la littérature, qui parle, vous ou Baudelaire ?

Voilà… C’est toute la question… J’aime bien l’idée qu’on se la pose et que ce partage-là, lui aussi, tremble, s’estompe, vacille un peu.

N’avez-vous pas eu pourtant la tentation de faire avec Baudelaire ce que Sartre avait fait avec Flaubert dans L’Idiot de la famille ?

Il y a un moment de l’histoire du livre où cela aurait pu devenir un essai comme celui de Sartre mais c’est un roman et je le revendique totalement comme tel.

Si l’on admet que Baudelaire incarne tout comme Flaubert un certain prototype de l’écrivain moderne, celui qui immole sa vie à son œuvre, votre livre n’est-il pas une façon détournée de vous dédouaner, d’acquitter « fictivement » le prix que Baudelaire a payé de sa vie pour entrer dans le « saint des saints » de la littérature ?

Diable, comme vous y allez ! Je sais bien qu’on écrit pour des raisons toujours un peu obscures, voire inavouables… Mais pourquoi me « dédouaner » ? De quoi aurais-je à payer le prix ? Comme Baudelaire, Flaubert ou, plus tard, Proust, je crois effectivement que la vie d’un écrivain et son œuvre s’inscrivent dans des temporalités différentes. Mieux : je crois que les vraies œuvres, enfin les œuvres que j’admire, s’établissent à la plus grande distance possible des passions, des émois élémentaires. Mais le fait est là : je ne suis pas de ceux qui ont fait leur deuil de la vie pour que l’écriture advienne. Ou plus exactement : je pense que séparer les choses n’oblige en aucun cas à renoncer à l’une au profit de l’autre. Le tout est d’être suffisamment schizophrène pour tenir les deux fils à la fois. C’est sans doute mon cas. J’ajoute que le vrai sujet du livre, ce n’est pas « l’échec » mais le « malentendu », je l’entends sous toutes ses formes. Vous connaissez le mot de Goethe qui dit à peu près : « Je n’ai eu qu’un vrai disciple et c’est lui qui m’a le plus mal compris. » C’est une des formes les plus paradoxales de ce malentendu qui est la règle pour l’écrivain. Et c’est peu, comme vous savez, ce que mon Baudelaire dira au narrateur à la toute fin du livre.

L’une des formes du malentendu (à laquelle vous réglez son compte), c’est que la littérature pourrait se reproduire selon un processus généalogique, que les génies se tendent une main progressiste à travers les siècles, « jungamus dextra » pour reprendre la formule hugolienne que laquelle ironise votre narrateur ?

C’est surtout l’une des idées auxquelles Baudelaire a tenu à régler son compte. C’est le thème du fameux poème « Les Phares » qui se trouve dans Les Fleurs du Mal. Vous avez un très beau commentaire de ce poème dans Le XIXe Siècle à travers les âges de Philippe Muray : un grand écrivain est une lumière isolée, fondamentalement intermittente, qui revient aussitôt à la nuit. Pas de continuité du talent. Pas de poursuite du génie. Comme dit le héros de mon livre : chaque grand écrivain est une impasse, une fin de partie, un crépuscule plutôt qu’une aurore. J’ai tardé à comprendre ça. Nous sommes un certain nombre, dans ma génération, à avoir tardé. Et c’est peut-être ça, au fond, qui explique que nous ayons tant attendu avant d’écrire des romans. Aussi longtemps que nous étions prisonniers de cette conception progressiste de la littérature, aussi longtemps que nous pensions pouvoir et devoir mettre nos pas dans les traces de ces grands aînés qu’étaient, par exemple, Joyce, Faulkner ou Proust, nous étions condamnés au silence. L’époque, grâce au ciel, a changé. Et c’est ce changement de perspective qui fait que, pour ma part, je peux désormais jouer sans réserve ni scrupules le jeu de la fiction la plus débridée.


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