Il n’y a en définitive que deux sortes de penseurs : l’optimiste et le pessimiste. Comme le rappelait récemment Vladimir Boukovski, le pessimiste est quelqu’un qui trouve que rien ne peut aller plus mal, à quoi l’optimiste répond : « Mais si, mais si. » Au-delà des théories, on retrouve ce partage, aujourd’hui, comme hier. Peu de textes, par exemple, sont ici et maintenant autant d’actualité que celui de Baudelaire sur Edgar Poe, en 1856 : Baudelaire y demandait l’inscription, dans les droits de l’homme du dix-neuvième siècle, du droit de se contredire et de celui de s’en aller. C’était le temps de l’avenir de la science, du positivisme triomphant et du Progrès, pendant que Nerval se pendait dans l’ombre. Où en sommes-nous vers la fin du vingtième siècle ? Voici un livre qui va faire scandale. Enfin.
Il faut une bonne dose d’insolence et de courage pour s’en prendre ces temps-ci aux « compétents du progressisme » et tenter de « penser jusqu’au bout le pessimisme en histoire ». Ne nous laissons pas étourdir par les slogans électoraux : si un homme de gauche dit ses quatre vérités à la gauche et dénonce sa « passion du leurre et de l’ignorance », c’est qu’il est en train de glisser à droite.
Et que peut-on dire de ces anciens « maoïstes » qui découvrent le « mal radical » et qui, au lieu de rejoindre la bonne pensée de toujours, poussent l’esprit de révolte jusqu’à invoquer Artaud et Bataille et à mettre en cause non seulement le marxisme mais, à travers lui, les Lumières, la Raison, l’Évangile des deux derniers siècles ? N’est-ce pas insupportable ? N’y a-t-il pas là les symptômes du retour des ténèbres spiritualistes, chrétiennes, mystiques, bref, tout ce que nous, esprits éclairés, avons appris à combattre, à réfuter, à mépriser ? Pourtant, c’est ainsi.
Glucksmann, Lardreau, Jambet, maintenant Bernard-Henri Lévy : le courant existe, il s’exprime, il vient de trouver dans La Barbarie à visage humain son manifeste clair, percutant, ramassé. Philosophes, actionnaires du concept, hommes politiques, militants, universitaires, vont devoir compter avec cette interpellation passionnée. Que dit Bernard-Henri Lévy ? Que « le fascisme et le stalinisme auront sans doute pour l’âge moderne la même importance historique qu’à l’âge classique l’ébranlement de 1789 ». Et toute la question est là, insistante : allons-nous, oui ou non, nous résoudre à prendre l’horreur de front et à en tirer les conséquences ? L’optimiste répond : voyons, ce sont des accidents, des extrapolations, des déviations, des perversions momentanées, l’avenir est quand même à nous, pas de défaitisme. C’est ce que Lévy appelle la « sainte famille du marxisme bonhomme et du gauchisme gaillard ». À quoi le pessimiste, l’homme de la vérité, répond : c’est votre raison, votre raison à tout prix, qui, de nos jours, est irrationnelle ; c’est votre lumière égale ou au contraire votre volontarisme aveugle qui sont obscurantistes. Autre chose est à penser de l’histoire des sociétés et de la notion même de la société. Autre chose en termes de lucidité par rapport au pouvoir. Autre chose enfin sur le drame de l’espèce elle-même.
Si la conception politique du monde consiste toujours, quelque part, à savoir justifier l’horreur, que peut penser une pensée qui ne s’en sent plus capable ? Bernard-Henri Lévy n’a aucun mal à démontrer que la gauche, les socialistes, le gauchisme lui-même, restent fatalement prisonniers d’une représentation enfantine du « maître » : ils le croient tout-puissant et évanescent. Contre le marxisme et même contre les courants « libertaires », il montre que le Pouvoir, le Maître, le Prince, est la figure même, à la fois originelle et fantasmatique, terriblement réelle et partout présente bien qu’insaisissable, du Monde. Au commencement était la Paranoïa. Mais que devient alors la mythologie socialiste si « le rêve d’une société bonne est un rêve absurde ? ». Si toute révolution reconduit immanquablement la servitude ? Si toute apologie du désir déchaîné débouche sur l’oppression ? Si la proclamation de libération intégrale est le masque d’une volonté de puissance ? Si socialisme est un autre nom pour barbarie ? C’est peu à peu la notion même de lien social, le nœud des conditions de survie, qui est mis en cause.
Contrairement à ce que nous répète sans fin l’optimiste de gauche (tranquille ou agité), il n’y a pas de nature à restaurer, de désir muselé, de langue dominée. Au commencement était l’État et la Loi, et non pas un âge d’or perverti par la suite par une exploitation comploteuse. Tant qu’il y aura de la société et de l’histoire les choses resteront en État (et la « fin de l’histoire » de Hegel reste pour nous une énigme pendant que la révolution s’identifie à l’impossible). L’ignorer, c’est se condamner à la plus futile et à la plus lourde des méconnaissances.
Un portrait cruel
D’où ce portrait cruel du « socialiste » : « Un socialiste n’oublie rien, ne regrette rien, ne renie rien : tous les incidents, les accidents de l’Histoire sont immédiatement stockés dans une gigantesque mémoire, dont il se veut le gardien et l’archiviste vigilant. Il ignore ce qu’est une défaite, une vraie, une authentique déroute : il ne la pense jamais que comme retard ou comme étape, comme ruse ou comme repli d’un mystérieux combat, dont les voies sont impénétrables, dont l’issue ne fait pas de doute… Il n’y a pas de Mal pour un socialiste qui ne soit l’ombre d’un Bien. Il n’y a pas de pas en arrière qui ne soit la rançon ou le pressentiment d’un, de deux victorieux pas en avant. » Ce portrait psychologique est plus vrai, plus parlant, que toute analyse politique. C’est la figure de la conscience malheureuse, quotidienne, socialisée, programmée, c’est-à-dire, désormais, tout le monde. Le progressiste, presque tout le monde, est à la fois « horloger », « biologiste », « médecin ». Il calcule sans fin l’heure où il va se passer quelque chose, même s’il ne se passe rien ; il croit que la maladie annonce la santé, que l’ancien va mécaniquement accoucher du nouveau, etc. Ainsi tourne le manège des corps et des têtes. Pendant que le capitalisme, que chacun s’attend à voir mourir mais qui renaît chaque jour comme système absolu, devient un régulateur de mort impérissable, nuit productrice et reproductrice inlassable, désert réaménagé, perfection d’une répétition élargie et sur-contrôlée.
C’est pourquoi cette autre vérité désagréable apparaît de plus en plus : il n’y a pas de réelle différence entre la pensée technocratique, celle du « désir » et le socialisme. Il y a, au contraire, dans tous ces cas, un même effet de dénégation, de religion laïcisée. Pensées du « il faut » : il faut du Progrès, il faut de la Jouissance, il faut du Même dans l’Égalité. Pourquoi cet « il faut » ? Parce que. Parce que quoi ? Parce que, sans quoi, ce serait le désespoir, le vertige, la peur du néant, du vide. Ce qui est interdit, c’est donc, sans cesse, le pessimisme libérateur, salubre, et peut-être simplement ce qu’on pourrait appeler l’humour transcendental. Le « il faut » du Capital est appuyé par le « nous devons » socialiste. Et notre horizon planétaire voit ainsi surgir « une étrange sirène dont le corps sera le Capital et la tête marxiste ». Un capital prolétarien, dans la mesure où le prolétariat, classe introuvable, aurait en chemin non pas aboli mais avalé les autres classes plus leurs chaînes. Le totalitarisme serait ainsi en expansion continue : plus il y a socialisation et plus il y a servitude volontaire, terrorisation intériorisée. Si le mal du lien social est radical (ce que, par parenthèse, ont pensé les mystiques de tous les temps, et le « maoïsme » en France a sans doute été, pour certains, la crise mystique de la religion marxiste) ; si la barbarie n’est pas dérivée mais « spontanée », alors, en effet, le fascisme et le stalinisme sont des signes annonciateurs d’un totalitarisme renforcé « à visage technocratique, sexuel ou révolutionnaire ». Et ce mouvement, ô paradoxe ! ô scandale !, vient bien des « Lumières » elles-mêmes. « Qu’est-ce que le Goulag ? — ne craint pas d’écrire Bernard-Henri Lévy – : les Lumières moins la tolérance. »
Le « Dante de notre temps »
Le socialisme n’est pas l’alternative du capitalisme, mais sa forme moins réussie, voire tout simplement concentrationnaire. La Barbarie à visage humain est d’abord une reprise et un approfondissement de l’analyse du fait totalitaire comme fait moderne. Nouveau en ceci qu’il implique pour la première fois une crise radicale du sacré, d’où procède (modèle des conventionnels) la confusion-cumulation des pouvoirs dans une incarnation homogène, cadrée, meurtrière. « L’État totalitaire est le premier qui ne divise plus pour régner. » La lumière universelle débouche en plus sur une parole obligatoire, sur la violation permanente du privé comme du secret. « À quand la Constitution qui fera du droit au secret un “droit de l’homme” imprescriptible » ? Il y a plus d’un siècle, donc, Baudelaire demandait le droit de se contredire et celui de s’en aller : nous en sommes encore à réclamer la libre circulation des hommes ou, plus modestement, des idées, et, de plus, à constater l’obligation qui nous est faite plus que jamais de parler, d’avouer, d’être lisibles, transparents, explicables. La prise de corps et de discours, la prise mentale dont nous sommes l’objet pour nous-même s’est, par conséquent aggravée à travers les génocides, les camps, les asiles psychiatriques ? La société comme telle est donc une recommandation de suicide pour toute différence irréductible ? « Van Gogh suicidé de la société », écrivait Artaud. Et Freud : « La société est fondée sur un crime commis en commun. » Étranges découvertes que nous préférons laisser dormir jusqu’à ce que des charniers, quelques instants, nous réveillent.
Nous sommes de plus en plus nombreux à dire, parce que le réel irréfutable nous y contraint, que le rationalisme et sa pointe systématisée, le marxisme, fonctionnent comme la religion de notre temps. Bernard-Henri Lévy a eu simplement l’idée d’en emprunter la démonstration à Marx lui-même. Remplaçons « religion » par « marxisme » dans la définition que donne Marx de la religion, et nous obtenons le détournement suivant, saisissant de vérité : « Le marxisme est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. La lutte contre le marxisme est donc par ricochet la lutte contre ce monde dont le marxisme est l’arôme spirituel. La misère marxiste est à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. Le marxisme est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans âme, de même qu’il est l’esprit d’un monde sans esprit. Il est l’opium du peuple. » Comme Marx n’était pas marxiste, nul doute que sa barbe nous approuve en secret de dire cela aujourd’hui face aux différentes versions « socialistes », de l’U.R.S.S. à la Chine, face aussi aux tonnes de dissertations qui se publient sans cesse. Et nul doute non plus que le philistin d’aujourd’hui, comme le bourgeois d’hier, trouvera cela peu sérieux, voire inadmissible.
Ce qui est diablement sérieux, en revanche, c’est l’enfer. L’enfer fasciste sur lequel, en profondeur, tout reste à dire ; l’enfer du Goulag écrit par celui que Bernard-Henri Lévy n’a pas peur (et il a raison) d’appeler le « Dante de notre temps » : Soljenitsyne. En avons-nous entendu des réserves plus ou moins rageuses ou embarrassées sur Soljenitsyne ! Est-il gênant cet écrivain en exil qui ne se contente pas de témoigner d’une « déviation » mais qui donne à la vérité la force de son écriture acharnée à restituer une mémoire que la barbarie à raison humaine avait cru pouvoir faire taire à jamais ! Je suis de ceux que la lecture de Soljenitsyne a lentement, profondément transformés : c’est un devoir de le dire. Je m’étonne tous les jours (mais de moins en moins) de vérifier à quel point nos contemporains ont évité le choc interne de ces phrases. Comme celles de Poe en 1856 ? D’Artaud en 1950 ? D’un inconnu, peut-être, déjà parmi nous ?
Et maintenant ? Demain ?
C’est-à-dire (référence inévitable) depuis 68 ? Bernard-Henri Lévy a raison, je pense, de rappeler que 68 a été le commencement, à quelques exceptions importantes près, d’un processus d’enreligieusement généralisé, capillaire, 68 voit, d’après lui, une diffusion organique et affadie du « marxisme » comme, autrefois, du radical-socialisme. C’est l’air du temps. Une certaine façon de ne parler que des mêmes choses, tout le temps, et de la même façon.
Cet ennui irrespirable
C’est cet ennui de plus en plus compact, irrespirable, que chacun, de retour en France, sent monter et coaguler. C’est cette atmosphère d’impasse surveillée contre laquelle, ces derniers temps, en Italie, les étudiants se révoltent. C’est cette passivité morose des intellectuels. Le refus de cette impasse donne à La Barbarie à visage humain son style (comme aux Maîtres Penseurs de Glucksmann, l’un des plus brillants philosophes français d’aujourd’hui) : quelque chose de fiévreux et de froid qui réconcilie, pour une fois, philosophie et littérature. Le premier grand style romantique depuis 68. L’intellectuel, dit Bernard-Henri Lévy, ne pourra être désormais que « métaphysicien, artiste, moraliste ». N’étions-nous pas sur le point de trouver coupable une telle affirmation ? D’en avoir honte ? La voici, donc : c’est la dissidence de notre temps, et elle est vieille et nouvelle comme toute résistance au Prince, qui prétend, grâce à notre démission, régner éternellement en ce monde. Je souligne le mot « artiste », sans lequel, à mon avis, les deux autres ne veulent plus rien dire. Je l’avais dit en commençant : il s’agit d’un livre scandaleux jusqu’au bout.
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