Si Prigojine était le « A. H. », Adolf Hitler, de George Steiner, il ne serait pas mort dans son avion mais coulerait des jours tranquilles dans un coin perdu d’Amazonie ou d’Afrique. S’il était Chéri-Bibi, le personnage de Gaston Leroux, il se serait fait refaire le visage avant de réapparaître, un jour, tel qu’en lui-même sa supercherie le changerait. Chez Balzac, ou Dumas, il œuvrerait déjà, avec ou contre Poutine, à sa réincarnation et à sa revanche. Ce genre de spéculation qui nous passionne, nous, Français, n’intéresse absolument pas les Ukrainiens. Pour eux, un salaud est mort. Son organisation, Wagner, ne lui survivra pas sous la même forme. Mais cela n’a aucune importance. Car des salauds de cette espèce, la Russie, hélas, en regorge. Et des Wagner, des milices de faux soldats et de vrais criminels de droit commun, il n’y a plus que cela dans les régiments de la « deuxième armée du monde ». C’est le pays tout entier qui s’est wagnérisé. C’est non seulement son appareil militaire mais son État qui sont devenus une immense et monstrueuse milice Wagner. Prigojine était la créature de Poutine. Mais Poutine était celle de Prigojine. Et des créatures de l’un et de l’autre, des doubles du premier, des répliques du second, des clones ou des croisements des deux, des Prigotine, des Pougojine, le pays en produit à la chaîne. Et la mort de ce soudard a beaucoup moins d’importance que celle, survenue quelques jours plus tard, mais dont presque personne n’a parlé, d’un Andrii Pilschykov. C’était un as de l’aviation ukrainienne. Un héros. Il faisait partie de ceux qui adjuraient, depuis des mois, qu’on livre à l’Ukraine les F-16 qui, seuls, accéléreront sa contre-offensive. Qu’il repose en paix. Et que son vœu soit exaucé.
Au chapitre des folies françaises, il y en a une, très étrange, que l’on entend de plus en plus. C’est l’idée d’un Donald Trump qui resterait, contre vents et marées, le favori de l’élection présidentielle à venir – et qui, même condamné à une fraction des 641 années de détention qu’il risque en théorie, pourrait faire campagne depuis sa prison et, une fois élu, s’autogracier. Je sais que cette folie est, aussi, une folie américaine et qu’elle agite la frange la plus extrémiste de l’électorat républicain. Mais elle n’a pas de sens. Et tous les juristes sérieux s’accordent à dire qu’elle est, contrairement à ce qui se lit partout, exclue par la Constitution. C’est son 14e amendement. Il date de 1868, au lendemain de la guerre de Sécession que l’on appelle aussi la guerre civile. C’est ce moment décisif que les constitutionnalistes américains voient comme un second moment fondateur, ou refondateur, de la Nation. C’est aussi l’époque où les sudistes vaincus rêvent de faire entrer au Congrès des personnalités confédérées et insurgées. Et l’article 3 de ce 14e amendement stipule que nul « n’occupera aucune charge civile ou militaire du gouvernement des États-Unis » si, « après avoir prêté le serment » de « défendre la Constitution », il a, soit « pris part à une insurrection ou à une rébellion », soit « donné aide ou secours » à ceux qui y ont pris part. Les rédacteurs, dans leur sagesse, ont aussi prévu, bien entendu, que le Congrès, « par un vote des deux tiers de chaque Chambre », puisse « lever cette incapacité ». Mais ce vote n’a jamais eu lieu. La loi, donc, prévaut toujours. Et le scénario catastrophe, celui qui précipiterait le pays, et le monde, dans une crise politique sans précédent, serait qu’on s’obstine à l’ignorer ; qu’on laisse vivre la chimère ; que Donald Trump soit encouragé à faire campagne, à aller jusqu’aux primaires, peut-être à les gagner et, l’illusion durant toujours, à gagner l’élection elle-même – tout cela pour, ensuite, voir une de ces grandes batailles juridiques dont les États-Unis ont le secret constater qu’il était inéligible et que la plus grande démocratie du monde n’a pas de président. Il faut, parfois, réveiller les somnambules.
Peu de mes lecteurs connaissaient Françoise Glucksmann. C’était l’épouse d’André Glucksmann, mon compagnon du temps des nouveaux philosophes, et la mère de Raphaël, l’eurodéputé dont j’ai, plusieurs fois, dans cette page, évoqué les initiatives. Elle veillait sur les livres de l’un et sur le destin de l’autre. Je l’ai connue, il y a presque un demi-siècle, pensant comme deux et, un beau jour, comme trois. Mais, pour ses amis et compagnons de militantisme, pour les âmes libres qui croisèrent sa route et qu’elle avait le don d’aimanter, elle était tout simplement « Fanfan ». Elle était douce et ardente. Généreuse et implacable. Elle avait un cœur d’or et une âme d’airain. Des réflexes infaillibles et une détermination sans appel. Jamais elle ne flanchait. Jamais elle ne cédait à l’intimidation ou à la lassitude. Je la revois, dans un amphithéâtre d’université mexicaine, exhortant à ne pas avoir peur d’une alerte à la bombe. Ou, lors de la soirée fondatrice du Bateau pour le Vietnam, affinant la juste stratégie. Ou, chez elle, quelques jours après qu’il fut rentré du goulag poutinien, enjoignant à Mikhaïl Khodorkovski d’aller au bout de son combat. Nombreux sont les Ukrainiens, les Russes dissidents, les Tchétchènes du temps qu’il y avait une Tchétchénie libre, les Darfouris, les Rwandais, les Bosniaques, j’en passe, qui sont, depuis sa disparition, en deuil de sa mystérieuse présence et de son courage. Je salue Raphaël, digne héritier d’un père et, désormais, d’une mère exemplaires. À « Glucks » et elle, je souhaite de se retrouver – unis comme ils l’ont si longtemps été.
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