Comédie est un livre étonnant, et curieux. Curieux dans les deux sens du mot : curieux du monde, de ce qui s’y est passé, de ce qui s’y passe ; curieux pour le lecteur, qui se demande sans cesse si l’auteur se raconte, se justifie, s’étonne, se déteste, se console, s’interroge, se répond, s’assume, se critique, se comprend ou, brusquement agacé, écœuré, encoléré, se jette.
« – Qu’est-ce que c’est que Comédie ?
– Un fragment d’autobiographie. Pas un essai, ni une sotie, un avant-mémoire, un prélude.
– Vous tenez un journal. Est-ce que vous avez puisé dedans ?
– Non. Le journal m’a servi de matériau, mais pas pour ce livre-là. Pour Le Lys et la cendre, pour mes romans, mais pas pour Comédie. Que j’ai écrit quand je n’étais pas à Paris, mais à Tanger.
– Comédie m’a semblé parfois un livre de jeunesse. Comme si trente ans de votre vie n’avaient pas existé.
– Ce n’est pas l’idée du livre, mais peut-être un sentiment qui m’habite. Dans Comédie, j’affirme l’inverse. Dit comme ça, c’est peut-être le tranchant de ma névrose, mais je prétends le contraire. Que c’est un livre de maturité. Mais le plus impensable pour moi est peut-être le domaine de la maturité. »
C’est un livre contre le temps. Où sont mises sur le même plan des choses qui n’ont rien à voir entre elles, la philosophie, Tanger, le film, le fantôme du vieux maître ; rien à voir, sauf qu’elles sont réunies dans le même livre. Comédie est un livre qui, dans son apparente, provocante liberté, dans son désordre, est minutieusement organisé. Rien ne se prépare comme l’improvisation, rien n’est aussi délibéré que la spontanéité. Un beau désordre est un effet de l’art, c’est bien connu. Avec Comédie, nous en avons un exemple flagrant.
« – C’est un livre faussement débraillé. Qui présente comme une déambulation hasardeuse, chaotique, quelque chose d’aussi travaillé que le Baudelaire. Je n’ai pas changé d’esthétique. »
Comédie met en place, en apparence, les différents éléments de Bernard-Henri Lévy, si l’on ose dire : l’image, le mot, la musique qu’il déteste, le journalisme, l’intervention sur le terrain, la Bosnie etc., la pensée.
« – On a, dans Comédie, le sentiment que la philo a été un moment, aujourd’hui dépassé, abandonné. Comment est-ce possible ?
– La philo est un moment, mais pas un moment de ma vie. Un moment au sens hégélien, sans cesse dépassé mais sans cesse présent. Dans le dépassement hégélien, les éléments restent en place, sous-jacents. Je ne suis pas un philosophe qui fait aussi de la littérature, du cinéma, et dont le socle serait la philosophie. Mais une drôle de machine à l’intérieur de laquelle il y a de la philosophie ; la philo est un des composants de la machine. Le moment est aussi un concept physique, une manière de peser sur la machine. La philosophie est un des moments de ma machine. Comme la littérature, ou l’image, ou la politique. Mais la philosophie n’est pas pour moi un moment révolu. Et mon prochain livre sera un livre de philo, qui toure autour de “la question Sartre”. »
Bernard-Henri Lévy est un intellectuel, et il remarque justement qu’un intellectuel n’en remplace pas un autre, qu’il n’est pas, selon l’époque, interchangeable avec un autre. Quand il s’insurge pour la Bosnie, il n’est pas le Malraux de la guerre d’Espagne soixante ans après, ni le Malraux insurgé pour le Bengladesh à la fin de sa vie. Chaque intellectuel, avec sa propre machine, son excavatrice personnelle, creuse sa caverne, crée son site. Avec des moteurs, des éléments qui lui sont propres. Comme les cylindres d’un moteur. Ils ne fonctionnent pas tous en même temps, mais ils sont toujours là. Dans le cas de Bernard-Henri Lévy, la philosophie, bien sûr, mais aussi Baudelaire, le bloc-notes, le théâtre ou le cinéma, la revue (La Règle du Jeu), la médiatisation, ou le silence aussi bien. Un véritable intellectuel fabrique son site, un faux squatte, sans grand espoir, ni sans réussite. Ayons la charité de ne pas citer de noms.
« – À Tanger, quand je réfléchissais à ce que j’ai fait depuis vingt-cinq ans, je me disais : ça ne ressemble à rien, au sens négatif comme au sens positif. Ça ne ressemble à rien. Ça me ressemble, à moi. C’est ce que tous les écrivains, même mineurs, mais qui ont une ambition, ressentent. S’être créé un site à soi. »
Et l’ambition de Bernard-Henri Lévy, c’est faire autour de Sartre un gros livre, qui serait à Sartre ce que Sartre a fait à propos de Flaubert – et de lui, bien sûr.
« – On vous a reproché, dans Comédie, la distinction que vous faites entre les taiseux et les médiatiques. Parmi les taiseux, Cioran, Blanchot, ceux qui ont pratiquement écrit sur leur carte de visite : “refuse de passer à la télévision”. N’y a-t-il pas plusieurs manières de ne pas passer à la télévision, si l’on peut dire. Et mettre sur le même plan Blanchot et Cioran m’a, j’avoue, fortement choqué.
– Je crois qu’il y a plusieurs raisons de ne pas passer à la télévision. Et je ne mets pas en cause la sincérité des uns et des autres. Je ne parle pas d’eux, mais de la façon dont la machine intègre ce rôle. Dans cette comédie, qui est l’univers dans lequel nous vivons, il y a une distribution des rôles. Pas des acteurs, qui ne choisissent pas forcément leur rôle. Dans Les Aventures de la Liberté, je racontais la commedia dell’arte à l’échelle du siècle. Dans Comédie, c’est à l’échelle de l’époque. Blanchot est certainement sincère en refusant de se faire photographier. Modiano bégaie certainement, ou est terrorisé par la télévision. Mais, même sincères, ils ont un rôle dans la comédie. L’absent de toute photo, le bègue à la télévision, c’est un rôle. Et, dans la société d’aujourd’hui, ce rôle-là est flatteur. Dans notre société cruelle, d’une violence, larvée mais sans précédent, cela s’appelle l’hommage du vice à la vertu. Une prime à la faiblesse, à la vulnérabilité donnée, par excuse, par une société de tueurs. Cela ne renseigne en rien sur les qualités des uns ou des autres. C’est de rôle, de fonction qu’il s’agit. »
Le livre, j’allais dire le roman, est organisé autour d’un absent, un fantôme, une silhouette longtemps absente, puis disparaissant dans l’animation du Socco et des filles qui y tapinent. Un « vieux maître » en qui l’on a cru reconnaître Jacques Derrida, mais qui recouvre certainement d’autres personnages. Un maître qui [dés]incarnerait, si l’on peut dire, le fonctionnaire du négatif, l’absence autour de laquelle tout s’organise, le chaman disparu en haut de sa corde, le Dieu absent repéré par Goldmann dans le jansénisme. Sauf qu’il n’est pas question, ici, de métaphysique, mais de physique, de machine humaine, de ces cylindres, ces pistons qui constituent le moteur de l’intellectuel, en l’occurrence Bernard-Henri Lévy.
« – C’est la part de fiction du livre. La seule. Le vieux maître est le point aveugle autour duquel s’organise le récit, autour duquel j’imagine que s’organise ma vie, vers quoi je vais et qui, au même rythme, se dérobe.
– Et ce vieux maître, il peut être Derrida comme quelqu’un d’autre ?
– Il y a des traits de Derrida – on parle de déconstruction – mais aussi des traits d’Althusser, et puis, je l’ai compris bien plus tard, quand le livre était terminé, quelqu’un qui a beaucoup davantage compté pour moi. » Là, Bernard-Henri Lévy veut certainement parler de son père, qui passe, fugacement, dans un paragraphe de Comédie, mais assez explicitement pour que le lecteur comprenne que son importance a été décisive.
« – Comédie, personne ne l’a dit, n’est pas un “ce que je crois”, mais un “ce que je dois”. Le livre de mes dettes, de ma dette. Aux maîtres, aux morts, aux jeunes morts que personne ne connaît, ni ne se rappelle, et dont je parle, Kaisergruber ou d’autres, aux pairs et aux pères. Et forcément des pères comme Althusser ou Derrida, auxquels je suis enraciné, puisque c’est ma génération. Je suis tombé dans la pensée 68 comme Obélix. »
Comédie est le livre de la sincérité, davantage que de la vérité. De la sincérité, pas d’une sincérité. Contrairement à la vérité, dont Gide disait justement qu’elle est aussi nombreuse que les esprits pour l’entendre, la sincérité – qu’elle se leurre ou pas, c’est une autre question – est une et entière.
« – Est-il possible d’être sincère dans un livre, dans la littérature ?
– Probablement pas.
– Et n’est-ce pas quand on est le plus sincère que les lecteurs pensent qu’on l’est le moins ?
– Là, les lecteurs auraient tort. C’est là que je le suis le plus, dans ce livre. Alors que je ne crois pas à une vérité cachée, à “sous les pavés la plage”, ni en termes d’autobiographie, ni en termes de politique. Qu’on puisse ôter le masque comme une pelure d’oignon, qu’il y ait, sous le masque, un visage. La distinction entre vérité et sincérité est juste. Mais je crois qu’on aurait tort de ne pas me croire, ici, sincère. J’en étais à un moment de ma vie – et je ne parle pas ici de l’affaire du film, qui n’a pas été le moment décisif – où soit je racontais sincèrement, soit j’explosais. Bataille dit à peu près : les seuls livres importants sont ceux dont, si on ne les avait pas écrits, on aurait étouffé. Je crois que c’est une phrase fausse, convenue. Cela n’a été vrai, pour moi, pour aucun de mes livres : si je ne les avais pas écrits, je n’aurais pas suffoqué. Sauf Comédie. Ou je me serais offert un cancer. Ou j’aurais abandonné tout, littérature, cinéma, pour vendre des chameaux en Abyssinie. »
Le personnage emblématique de Bernard-Henri Lévy, c’est en fin de compte Baudelaire, qui n’est jamais aussi sincère que lorsqu’il écrit Fusées, ou, pourquoi pas, quand il se teint les cheveux en vert. La sincérité, donc, d’une certaine manière, la vérité, au-delà de l’anecdote, anime d’un bout à l’autre Comédie. Ce qui en fait le prix. Avec le talent, bien sûr.
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