PREMIÈRE PARTIE
LA SOCIÉTÉ RURALE : UN MONDE OU S’AFFRONTENT LES CLASSES SOCIALES

Bretagne 1971 : un curieux malaise, une inquiétude diffuse, une impression de déséquilibre. Le vieux paysan, gardien de la nature et refuge des belles traditions, est un homme angoissé, désabusé : le « Semeur » au geste auguste est devenu un entrepreneur aux abois, au bord de la faillite, et les petits propriétaires, autrefois liés à leur terre, savent que toutes les dix minutes, l’un des leurs, immanquablement, prendra le chemin de la ville. La vieille façade se lézarde, et l’on devine un monde traumatisé et déchiré du dedans.

Comment peut-on être paysan ? C’est la question que se posent les plus désespérés des paysans bretons ; et c’est la question que leur pose, quotidiennement, la politique officielle. Il y a un siècle un Français sur deux vivait de l’agriculture, aujourd’hui un sur six seulement, et dans quinze ans, peut-être quatre fois moins. Les agriculteurs sont unanimes : ils sont devenus indésirables, on cherche à les chasser, les « cumulards » et les marchands de bestiaux sont les agents des technocrates. C’est vrai : on veut que les produits français aient des prix compétitifs et il faut pour cela, paraît-il, éliminer les petits. C’est vrai aussi : on prétend qu’il y a surproduction et le « Rapport Vedel » conseille de « geler » huit millions d’hectares de terre. Le paysan ne comprend pas : une agriculture qui produit trop, et qui ne parvient pas à nourrir ses hommes… Tout est organisé pour le pousser à partir : la SAFER achète sa terre pour agrandir une exploitation viable, le vieil agriculteur reçoit une IVD, et le Crédit Foncier veille à ne prêter qu’aux riches. Le mouvement est irréversible, et sans doute nécessaire ; il n’est pas question de le juger, simplement de constater qu’il produit des déclassés, et mène une société au bord de la dépression.

Le fils à Citroën

De fait, le paysan n’est plus très sûr non plus qu’il fasse bon travailler la terre. Dans la région de Rennes, les petits exploitants envoient leur fils à l’usine Citroën : il aura un « bon » métier, touchera un salaire régulier, et donnera un coup de main le dimanche. On raconte d’ailleurs que plus une jeune fille au village n’acceptera de traire les vaches et que les jeunes agriculteurs resteront célibataires : effectivement, en milieu rural on compte à peine quatre-vingts femmes pour cent hommes, et dans les zones les plus déprimées, parfois seulement cinquante. Du coup, des villages entiers vieillissent et se dépeuplent : il n’est pas rare que six ou sept exploitants sur dix aient plus de cinquante ans, et l’on trouve dans le Morbihan de grosses fermes qui autrefois étaient des hameaux. Pour ceux qui restent : un grand désenchantement et l’impression d’être les « laissés pour compte » de l’économie moderne. La « société rurale » se meurt et les ruraux sont devenus, comme le déclare un militant, « la dernière race de la terre après les crapauds ».

À Dorval, à Pontivy, à La Chapelle-sur-Erdre, la colère grandissante s’écrit sur les murs. « Nous sommes les Africains de l’Europe »… « Plus de miettes, on n’est pas des mendiants »… « Nous sommes des sous-smigards »… Partout on parle de la fameuse « parité », on revendique un revenu décent ; de plus en plus on prend conscience du grand déséquilibre entre le monde rural et l’Autre monde, le monde industriel, que les Notables ont pourtant toujours décrit comme un lieu de perdition. Les Notables ont menti. Et maintenant ils trichent ; les prix montent peu, les charges augmentent : le prix de la terre avec la surenchère des « cumulards » au moment des mises à prix, les engrais et les machines au gré des crises monétaires. Finalement, dix ans après les « lois d’orientation », le revenu agricole moyen par tête reste aux deux tiers du revenu national, et dans le fond du Finistère il n’est pas rare qu’une famille entière vive avec 300 francs par mois, autoconsommation comprise. Cette situation, l’agriculteur la ressent comme une injustice ; et il sait qu’elle n’est pas dans la nature des choses : il se souvient de l’immédiat après-guerre, et il sait parfois que la Troisième République a été pour le monde rural une période de relative prospérité (fin des disettes, diffusion de la propriété, parcellisation des grands domaines…).

À tout cela s’ajoute une intensification du labeur quotidien : le paysan s’épuise avant de se paupériser. L’image de l’agriculteur lent au travail et maître de son temps est une image dépassée. Le paysan moderne travaille au rythme de la machine sans rompre pour autant avec le rythme des saisons. Coexistence de deux types de temporalité : un rythme précipité rompt la monotonie séculaire, mais l’on continue encore à se lever à l’aube et à peiner jusqu’à la nuit ; on compte son temps en heures, mais on travaille encore seize heures par jour. Le cas des paysannes est révélateur : aux aliénations de l’économie ancienne s’ajoutent celles de l’économie moderne, sans qu’elles puissent jouir des avantages qui pourraient s’attacher à l’une ou à l’autre. Comme autrefois, il faut mener les vaches au pré, soigner les porcs et les volailles, et s’occuper de la maison ; mais voilà qu’il faut maintenant penser à la coopérative qui passe à l’aube, faire office d’ouvrier agricole en aidant aux foins, en déracinant les betteraves, en épandant le fumier. Du coup, fini cette semi-autonomie qui faisait que la femme, véritable intendante, portait son lait et ses cochons en ville et aérait son petit budget ; fini « Perrette et le pot-au-lait ». La morale de l’histoire : quand l’économie moderne montre le nez, il faut se tuer à la tâche ou s’en aller.

Une révolution psychologique

Ce choc du neuf et de l’ancien, ce chevauchement du présent et du passé, bouleverse la mentalité paysanne. On n’évoquera jamais assez la révolution psychologique que suppose l’introduction du tracteur : c’est par là que s’introduit, comme par surprise, une nouvelle manière de penser, une nouvelle rationalité, qui viennent se plaquer sur la culture traditionnelle. La notion même de « travail » change de sens : autrefois on « peinait » plus qu’on ne « travaillait » : notion morale plus qu’économique, devoir à l’égard du village, manière de faire son œuvre d’homme… ; on comptait bien son temps, mais par « journées », on travaillait dur, mais jusqu’au coucher du soleil ; et quand il ne restait rien à faire, on se livrait à cette espèce d’art pour l’art du cultivateur qu’est la taille de la haie ou la réparation de la clôture. Depuis vingt ans au contraire, on se met à opposer travail productif et travail improductif ; le plus heureux n’est pas toujours le plus vaillant ; il faut penser rentabilité et payer la TVA. Il y a dix ans, un agriculteur sur deux ne portait pas de montre : à présent il faut mesurer son temps, compter, épargner, et amortir ses machines. Changement d’horizon qui introduit comme une fissure au sein de l’âme paysanne.

Sait-on que c’est en milieu rural que l’on trouve le plus fort pourcentage de suicides ? et que l’on voit naître dans le Morbihan des formes étonnantes de superstitions que l’on croirait venues du Moyen-Âge, et qui ne sont en fait que des produits directs d’un monde en mutation mal maîtrisée. Voilà donc les retombées de le « Révolution technologique » : de vieilles certitudes mises en doute, une paupérisation révoltante, un monde en voie de décomposition.

Mais il y a plus grave : cette révolution technologique est aussi une révolution capitaliste ; et la machine agricole est aussi le Cheval de Troie par où s’introduit la lutte des classes. C’est le second grand ébranlement qui affecte les bases du monde paysan : une gigantesque distorsion qui désarticule une société autrefois homogène, radicalise des conflits jusqu’ici camouflés, et introduit des clivages inédits qui sont d’ores et déjà explosifs.

Bien sûr, la lutte des classes n’est pas un phénomène vraiment nouveau. Le dix-neuvième siècle avait ses « Gros » et ses « Petits », et il a vu naître la division du travail et la répartition géographique entre les gros propriétaires fonciers du Nord, spécialisés dans les productions végétales, et les petits exploitants du Midi, du Centre, et de l’Ouest spécialisés dans les élevages. Mais cette répartition ne recouvrait pas un déséquilibre trop marqué. Longtemps, par le jeu des héritages et de la politique officielle, les grandes exploitations ont eu tendance à se morceler et les écarts à se réduire : jusqu’à la crise de 1929 un exploitant, même modeste, pouvait payer, au moins pendant la moisson, un ou deux manouvriers ; et puis enfin, même si la disparité existait, elle restait peu sensible : en régime d’autoconsommation on vivait à peine mieux sur cent hectares que sur cinq. Il n’est pas question de nier des conflits sociaux latents, ni d’ignorer, ici ou là, leur éclatement : simplement de noter que c’était la belle époque de la solidarité paysanne et du mensonge corporatiste.

Un mythe qui ne tient plus

Avec la machine les choses commencent à changer et les clivages à se marquer. Qui dit tracteur dit grandes surfaces, capital accumulé, rentabilisation des investissements, calculs de gestion. On commence à s’agrandir et à investir, quand on décide de calculer et de penser rentabilité les choses peuvent aller très vite et les écarts se creuser : le progrès technologique est un processus cumulatif : on peut réussir et devenir PDG, on peut échouer et se prolétariser. Dès lors l’« unité » du monde paysan est un mythe qui ne tient plus. Autrefois replié sur lui-même, coupé du monde urbain, le paysan breton pouvait se croire plus proche du gros exploitant qui travaillait la même terre que de l’ouvrier parti en ville : à présent au contraire, entré de gré ou de force dans le monde moderne, distancé dans la course au progrès, il comprend que l’unité professionnelle était un leurre et que le monde rural est un monde où s’affrontent des classes sociales.

Il y a d’abord les gros capitalistes agrariens. Regroupés au Nord de la Loire, dans la Région parisienne, la Beauce et la Picardie, spécialisés dans la betterave et les céréales, ils sont numériquement minoritaires (25.000 exploitants sur un total de 1.000.000) mais contrôlent 13 % de la surface cultivable totale. Surtout, ils représentent, dans la perspective officielle, la solution d’avenir : fermes ultra-modernes, comptabilité gérée sur ordinateur, études de marché… C’est l’agriculture enfin « compétitive » qui doit permettre de rivaliser avec les Hollandais et les pays nordiques. Ils sont majoritaires dans les Institutions Européennes et contrôlent la très conservatrice FNSEA. Forts de leurs appuis syndicaux et de leur situation de notables, ils font campagne pour l’augmentation des prix, nominale et généralisée : c’est-à-dire, comme l’explique un militant, « la parité avec les PDG pour les uns, et avec les OS pour les autres » : on a calculé en effet qu’avec une hausse de 5 % de l’ensemble des prix agricoles, le revenu des fermes de dix hectares augmente de 3 %, et celui des fermes de cent hectares de 20 %. C’est ainsi qu’entre les uns et les autres l’écart se creuse encore, qu’il devient possible d’investir dans de nouveaux secteurs, et d’accaparer une part croissante du marché.

Seconde couche, directement liée à la précédente : les ouvriers agricoles. Ce sont des employés au mois ou à l’heure, smigards, souvent syndiqués à la CGT. Il ne s’agit plus de ces ouvriers nomades, travailleurs saisonniers, qui faisaient les pêches dans la vallée du Rhône, la moisson dans le Berry, remontaient dans la Beauce et redescendaient faire les vendanges ; il s’agit d’ouvriers sédentaires, concentrés dans les grandes fermes de la Région Parisienne, de la Gironde et de la Dordogne (spécialisées dans la vigne), parfois de la Bordure Méditerranéenne (spécialités florales). Ils sont 600.000 aujourd’hui ; ils vivent dans des conditions souvent précaires, même si le fermier déchu envie parfois la stabilité de leur emploi et de leur salaire. Il y a là un front ancien de lutte des classes en train de se renforcer, un clivage entre patrons et salariés, exploiteurs et exploités.

Il y a ensuite un autre type de capitalistes moins confortablement installés que les premiers, plus aventureux et souvent plus dynamiques. Ils ont choisi aussi de jouer le jeu du marché et d’accepter le pari de la modernisation, mais dans des conditions plus aléatoires et avec une marge d’autofinancement plus réduite. Entrepreneurs casse-cou, qui compensent leur faible surface financière par une souplesse étonnante et une perpétuelle gymnastique. Ils font de la fraise une année, du porc la suivante, du lait si la conjoncture s’y prête, et évitent à chaque fois la faillite au prix d’un retournement spectaculaire et d’un coup de poker de dernière minute. Ce sont aussi des agriculteurs pirates qui rachètent une exploitation en difficulté pour la revendre une fois retapée. Ils contrôlent l’appareil du CNJA et utilisent leurs positions pour obtenir subventions et informations. Politiquement, ils ont un comportement analogue à celui des jeunes patrons d’industrie : réformistes, résolument modernistes, ils s’opposent au conservatisme des gros agrariens de la FNSEA.

Quatrième couche, numériquement dominante, notamment dans l’Ouest : une masse d’agriculteurs qui ont eux aussi fait effort pour se moderniser, mais cette fois avec un autofinancement carrément insuffisant. Ils ont fait ce que le gouvernement leur conseillait (de la stabulation libre, du porc, du poulet industriel…) mais au prix d’investissements trop lourds, d’un endettement sur vingt ou trente ans, et donc d’une aliénation durable de leur liberté de producteurs. Aujourd’hui, ils se sentent pris au piège : impossible de payer les annuités à moins de crever de faim ; impression d’avoir été bernés et d’être engagés dans l’impasse. Aux yeux du Crédit Foncier ce sont encore des capitalistes : en réalité ils savent bien qu’ils pourront tout juste amortir leur capital et sans doute pas le reproduire ; curieux capitalistes pour qui l’argent n’engendre par l’argent. Du coup ils dénoncent les solutions réformistes que leur proposent leurs dirigeants, et forment l’aile révolutionnaire du CNJA. Paysans prolétarisés ils sont séduits par les révolutions les plus radicales et croient dur comme fer à la lutte.

Les agriculteurs marginaux

Dernière couche enfin, celle des agriculteurs marginaux, repliés sur eux-mêmes, restés délibérément à l’écart de la course au progrès. Ce sont souvent de vieux paysans qui vivent de trois fois rien, élèvent quelques cochons, une ou deux vaches, quelques poulets, fabriquent un peu de cidre et de Calva maison, et survivent en attendant leur LVD. Leur situation est misérable, comparable à celle de leurs ancêtres du dix-huitième ; un sur deux n’a pas l’eau courante, beaucoup n’ont pas l’électricité, le taux de cohabitation (nombre de familles vivant sous le même toit) reste très élevé. Mais ils vivent « plus tranquilles », et à l’abri des huissiers. Pas question de syndicat, bien sûr : ça coûte trop cher et « ça fait encore un journal de plus » ; quant à l’eau de la ville, on aime autant ne pas l’avoir : l’eau du puit coûte moins cher. On les dit condamnés ; ce n’est pas toujours exact : ils peuvent profiter de la vogue des résidences secondaires et de l’engouement pour les produits « frais et authentiques » ; un bourgeois en vacances aime boire du lait de ferme et manger des œufs du jour ; et il paie deux fois mieux que la coopérative. Ils découvrent aussi, depuis quelques années, la vente directe : cet été les agriculteurs du Vaucluse vendaient leurs melons sur la place de l’Horloge en Avignon ; et d’autres montaient les vendre jusqu’à l’entrée de l’autoroute du Sud. Ressources marginales bien sûr, mais qui permettront à une minorité de s’insérer aux marges du marché et de jouer marginalement le jeu du capitalisme. Ils cèdent volontiers au réflexe du poujadisme, se mobilisent facilement contre les « Gros », ou parfois aussi sur des thèmes « culturels » (défense du folklore, du patois…).

Cette classification est schématique, mais rend bien compte de la distribution des hommes dans un monde touché par la technologie. Le « monde paysan » n’existe plus, avec sa belle ordonnance et ses hiérarchies consenties : il est remplacé par une série de groupes antagonistes dont le conflit latent mine de l’intérieur l’harmonie d’autrefois. Le corporatisme est bien mort : la lutte des classes s’annonce.

(À suivre)

SECONDE PARTIE
LE MARXISME SE MET AUX CHAMPS

(Cette seconde partie a été publiée le lendemain de la première, dans le journal Combat, soit le 14 septembre 1971, Ndlr.)

Il y a un troisième élément dans la situation de la paysannerie française qui renforce encore ses possibilités d’ouverture au socialisme ; un troisième ébranlement qui rend caduques ses alliances traditionnelles, radicalise la lutte de classes qui l’habite, et élargit son combat au niveau national : le paysan breton, petit patron attaché à sa terre, petit entrepreneur aux réactions poujadistes, est en train de ressembler à ce produit typique du système capitaliste : le prolétaire.

Il convient ici de dissiper une équivoque et de dénoncer une idée reçue. On parle souvent à propos du monde rural, comme à propos des ghettos urbains ou culturels, de marginalité : la paysannerie pauvre serait une société « marginale », une « contre-société », véritable poche de misère en société d’abondance ; l’agriculteur petit et moyen serait un oublié du progrès, un « citoyen de seconde zone », laissé pour compte du développement. C’est précisément le langage qu’on employait qu’on employait plus haut pour décrire la condition des vieux paysans misérables, ou des agriculteurs plus dynamiques mais pris au piège du progrès : c’est un langage commode parce qu’il rend compte de l’impression de misère et d’abandon que l’on rencontre dans les villages déprimés, et parce qu’il exprime assez bien la conscience qu’ont les intéressés de leur propre situation ; mais, il faut le dire, au niveau théorique, c’est-à-dire pris rigoureusement et en un sens scientifique, le concept de marginalité est un concept dangereux et obscur. Dangereux parce qu’il autorise à faire du problème paysan un problème un problème d’assistance et de reconversion : si vraiment le monde rural est une « poche de misère », alors il suffit de « résorber » la poche, en faisant l’aumône aux uns et en recyclant les autres : c’est un concept « Cinquième République » qui donne à croire que la dislocation de la société rurale est un accident du capitalisme et les zones de misère des excroissances de notre société. Concept obscur parce que, on va le voir, il dissimule ce fait fondamental que le paysan pauvre, loin de rester en marge de l’économie moderne, en est le produit direct, mieux encore : que les « citoyens de seconde zone » sont intégralement insérés dans une chaîne d’exploitation de dimension nationale. Un responsable du CNJA invitait récemment ses troupes à « monter dans le train du capitalisme » : il faut répondre qu’elles y sont depuis longtemps, mais souvent en troisième classe.

Le « contrat d’intégration »

Le capitalisme pénètre donc à la campagne et annexe l’agriculture, le mouvement s’est précipité il y a une vingtaine d’années et il modifie déjà le statut du paysan. Avec l’élargissement des marchés et le développement de l’urbanisation, les Industries Agricoles et Alimentaires cherchant à mieux contrôler leurs approvisionnements, se rapprochent de plus en plus des lieux de production. Findus, Perrier, s’installent en terroir breton, ramassent les produits, les transforment et les écoulent. Pour les paysans endettés et en faillite, c’est un peu la providence, du moins à court terme ; la firme arrive au bon moment, elle les sauve in extremis en signant le « contrat d’intégration », et renfloue momentanément l’exploitation. Pour les autres, ruinés ou pas, c’est aussi, en un sens, une nécessité : pour empaqueter le beurre, fabriquer les gadgets et varier les emballages de yoghourts, il faut bien passer par l’usine. Autrement dit, le capitalisme industriel colonise le monde rural par le biais de la société de consommation.

Où est le mal, dira-t-on ? Le mal vient de ce que progressivement et sans que le paysan en ait tout de suite conscience, le centre de décision se déplace de la ferme vers l’usine. L’agriculteur devient un travailleur dépendant : on lui fournit en amont ses approvisionnements, et en aval des circuits découlement ; autrement dit il jouit d’une prospérité sous contrat. Si d’aventure la firme déménage, une fois ses investissements amortis et ses réseaux commerciaux installés, il lui reste comme dit excellemment Bernard Lambert qui cite le déplacement vers Paris de la Conserverie de l’Ouest, « les dettes à rembourser et les yeux pour pleurer ». Sans aller jusque-là, le mouvement de décentrement s’accompagne dans le meilleur des cas d’un véritable transfert de la propriété réelle des moyens de production du stade du paysan à celui de la firme dont il dépend. Bien sûr l’agriculteur est toujours propriétaire de ses terres, c’est lui qui doit de l’argent à la caisse du Crédit Agricole, et c’est lui encore qui supporte les risques de l’exploitation. Mais c’est toute l’astuce ; comme le dit un tract distribué cet hiver : il est comme un tourneur à qui son patron dirait « travaille un an ou deux dans mon usine mais achète le tour sur lequel tu travailleras ». Autrement dit, le paysan moderne conserve le statut de l’artisan pour la façade et le profit du patron, mais il est devenu au fond un véritable salarié.

Cette situation est reconnue par arrêt récent de la Cour d’Appel de Dijon ; le débat opposait la caisse mutuelle sociale de la ville et un minotier qui fournissait à des agriculteurs intégrés du grain et des poussins d’un jour, leur laissait le soin de les engraisser, et se chargeait de l’écoulement ; le litige concernait le statut des agriculteurs : pour la mutuelle c’était des salariés à domicile qui devaient à ce titre bénéficier des dispositions du Code du Travail applicables aux salariés, pour ce minotier c’était des entrepreneurs indépendants, payés à la pièce. La Cour d’Appel rendit son jugement : les éleveurs étaient salariés, ils avaient droit au SMIG et aux congés payés. L’anecdote est caractéristique : on se croirait au dix-neuvième siècle, au temps des canuts lyonnais quand la firme industrielle était encore une manufacture dispersée et qu’elle distribuait dans les campagnes du travail à façon. Dans les deux cas on est au début d’une grande révolution économique (Industrielle au dix-neuvième siècle, Agricole au vingtième), et chaque fois le capitalisme naissant assure son hégémonie en récupérant les structures précapitalistes existantes. Mais dans les deux cas aussi, il a beau ménager les transitions, il sécrète comme dit l’autre, ses propres fossoyeurs : avant d’éliminer les paysans, il en fait des prolétaires.

Une écluse

« Il y a quand même les coopératives » répond, indigné, un militant du CNJA. Bien sûr, la coopérative se dit au service des paysans, elle est un regroupement de producteurs et les producteurs sont censés la contrôler. C’est vrai, elle est comme une écluse entre l’agriculteur et le système, une manière de moraliser le marché et de médiatiser le choc. Seulement voilà : la coopérative est devenue un trust, ou se conduit comme telle. Ce n’est pas qu’elle soit de mauvaise volonté ; mais pour survivre il faut qu’elle rivalise avec Unilever ou Nestlé, qu’elle se plie aux règles du Milieu, c’est-à-dire à la loi de la jungle. D’où le spectacle étonnant d’un paysan intimidé qui se présente, la casquette à la main, dans le hall de la coopérative qui est censée être à son service. D’où ces coopératives-conglomérats qui absorbent sans complexe des firmes privées ou des usines non agricoles. D’ailleurs, le rôle de la coopérative a peut-être été inverse de ce que l’on espérait : loin de réconcilier le paysan avec l’économie moderne, elle a plutôt renforcé sa conscience prolétarienne : pour l’agriculteur qui n’a jamais quitté le terroir et qui ne connaît du monde que ce que lui en a dit le curé, elle est le lieu privilégié où il peut rencontrer des prolétaires classiques : des ouvriers d’usine. De sorte que, depuis deux ans, à Landerneau, à Vannes, à Pontivy, entre éleveurs et ramasseurs de lait, un front commun a commencé de se constituer : face à l’ennemi commun, on oublie les méfiances séculaires.

Une mobilisation

Ainsi donc, le monde paysan vient au socialisme. Ce n’est ni un vœu ni une prophétie : le type d’insertion de l’agriculture dans l’économie moderne rend inévitable une mobilisation contre le capitalisme.

Cette mobilisation est en cours, depuis dix ans au moins, et sous une forme parfois violente. Action de commando contre un marchand de bestiaux qui cumule des terres ou des professions. Arrosages de perceptions et de permanences UDR. On a vu à Dorval des paysans labourer de force une ferme qu’un « cumulard » refusait de louer ; on a vu les bords de l’Erdre « libérés » par des pique-niques paysans-étudiants : un peu partout la lutte contre les « nouveaux Seigneurs » et les accapareurs. Le sens de ce type de manifestations reste encore équivoque : il oscille entre le poujadisme et le socialisme, entre des mots d’ordre réactionnaires ou étonnamment progressistes. La même agression contre un marchand de bestiaux est pour les uns une défense inconditionnelle des petits, pour les autres un coup porté au Capital financier. La condamnation de l’idéologie technocratique (Rapport Vedel…) signifie tantôt le refus de tout progrès, tantôt au contraire un effort pour récupérer la technologie dans une perspective socialiste. Le MODEF par exemple, est pris entre les deux tentations : syndicat d’obédience communiste, défenseur de l’exploitation familiale, il peut jouer un rôle progressiste parce qu’il regroupe les paysans les plus pauvres qu’il juge délaissés par les grandes centrales, mais il se contente souvent de mobiliser les « Petits » contre les « Gros », et de brandir des slogans vagues et démagogiques (« La terre à ceux qui la cultivent »). Le socialisme rural est menacé d’un côté par le poujadisme de gauche, de l’autre par un modernisme qui risque de faire « jeune patron ».

Des jalons

Entre les deux, il est en train de tracer sa voie ; le chemin est long encore, mais déjà des jalons sont posés. Il y a d’abord ce front commun ouvriers-paysans ; que de résistances à vaincre et de freins à briser ! l’ouvrier était l’ennemi traditionnel ; et voilà qu’à Laval les agriculteurs approvisionnent une usine en grève ; près de Quimper, paysans et ouvriers de la coopérative d’Entremont débrayent ensemble ; de plus en plus on lit des tracts signés CFDT/CNJA… Les mots d’ordre changent de style. On parle encore de soutien des prix, mais c’est au nom de la « garantie de revenus » : le paysan, même propriétaire, se considère comme un salarié et revendique un salaire fixe. On parle beaucoup du statut du fermage, mais c’est au nom de la stabilité de l’emploi : comme l’ouvrier d’usine, le fermier lutte contre le licenciement. Le mythe de la propriété de la terre s’effondre : on comprend qu’en régime capitaliste elle n’est qu’une propriété formelle et masque une dépossession fondamentale ; de plus en plus, la terre est prise pour ce qu’elle est : un simple outil de production. Parallèlement, on débusque l’ennemi véritable : « qui est responsable ? » demande le comité paysans ouvriers de Saint Amandois : « Le hasard ? la conjoncture ? Non. Il y a dans tout cela une logique, la logique du profit. » On conviendra que l’on n’avait pas l’habitude d’entendre pareil langage.

Ce langage n’est pas tombé du ciel. Il n’est possible aujourd’hui que parce que la tradition marxiste, longtemps étrangère au monde rural, marquée par un ouvriérisme sectaire, étouffée par la perversion stalinienne, est venue donner à la colère paysanne les moyens de s’exprimer. Il y a d’abord le rôle du PSU. Son travail militant est régulier et efficace ; son audience est réelle chez les jeunes paysans du CNJA ; sa stratégie d’ensemble est intelligente et cohérente : refus de toute démagogie, dénonciation de l’illusion réformiste, récupération socialiste de la révolution technologique, autogestion et prise en charge collective des moyens de production… Au cœur de cette rencontre, deux théoriciens rigoureux : Bernard Lambert (Les Paysans dans la lutte des classes) et Serge Mallet (Les Paysans contre le Passé). Lambert est agriculteur de son métier, il décrit la réalité avant de chercher à l’accorder au combat ouvrier, et son livre symbolise la rencontre en milieu rural du marxisme et de la paysannerie. Son succès a d’ailleurs été considérable : on le trouvait l’année dernière dans les bureaux de tabac de village : enfin un socialisme qui ne venait pas d’en haut.

Cette réconciliation historique a un second responsable. Depuis quelques années un nouveau socialisme se met à l’écoute du monde rural, et le monde rural inversement entend un langage qui lui est familier. C’est la résurgence d’un vieux courant, refoulé par l’orthodoxie, suspect aujourd’hui encore, qui puise au fouriérisme au moins autant qu’au marxisme, qui rompt avec l’économisme officiel, rêve de « communautés rurales », et parle de « changer la vie ». C’est le socialisme des « Longues Marches » et des « Stages étudiants », le maoïsme de la Gauche Prolétarienne et de l’ex-VLR. On pensera ce qu’on voudra du gauchisme, et spécialement de celui-là ; on dira ce qu’on voudra de sa régression « préscientifique », de son inspiration « tolstoïenne », de cette nostalgie de la vie rurale aux échos parfois troublants. Toujours est-il que cet été les agriculteurs ont vu des socialistes coucher dans leur grenier, aider aux champs, et leur parler un langage nouveau : des jeunes gens « instruits », venus de la Ville, voire de l’Usine, qui leur expliquaient que ce n’est pas une malédiction d’être né Paysan.

Le Stalinisme meurt, la campagne des Notables aussi. Le Marxisme se met aux champs, et le monde rural vient au Marxisme. Décidément, on ne fera plus le Socialisme sans la paysannerie.


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