Bernard-Henri Lévy est un homme qui m’a toujours intrigué. Son engagement, sa force de conviction et son courage. Je le vois comme un éveilleur de conscience, infatigable ; il scrute le monde, mouille sa chemise toujours blanche, et arpente les conflits, les détresses, les guerres, d’un bout à l’autre de la planète. Plutôt que s’en éloigner, plutôt que de se recroqueviller sur sa carapace et son monde, plutôt que d’oublier le reste du monde, il est une boussole des séismes, tsunamis, ouragans qui ravagent du dedans, du dehors, l’humaine condition.
Je l’entends, ces jours-ci, parler d’Israël dans les radios et les télévisions. Il y a cette force de conviction, cette voix qui porte, ce regard, ces gestes. Je l’écoute. Et, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, il ne laisse pas indifférent. J’imagine que ses détracteurs, ses adversaires, nombreux, attendent au tournant le… Lévy, et non Bernard-Henri. Ceux-là qui, insidieusement, procèdent souvent à l’amalgame. Les Juifs et Israël, pour eux, c’est la même culpabilité, celle d’exister. J’entends cette meute ignorante qui tire à vue lorsqu’il est question du seul Israël et des Juifs, ces nouveaux inquisiteurs qui jouissent de répandre leur venin sur le seul Israël. Bien sûr, je ne confonds pas la meute déchaînée, le débat nécessaire et les critiques que l’on peut adresser à Israël, lorsque Israël commet des fautes et lorsque son gouvernement s’égare. Mais, surtout, je le lis. J’ouvre son livre. Je suis happé par sa lecture, son écriture dense. Dieu, qu’il écrit bien, cet homme. Mais, je vois surtout, j’entends surtout son émotion, lorsqu’il arrive en Israël, le lendemain du 7 octobre. Lorsqu’il raconte l’état de désolation, l’état de sidération et la mort qui rôde : « les loups sont entrés dans la ville ; on les devine, on les entend ; ils sont dans le jardin, le salon, la chambre des enfants, ils tentent là, à cet instant, tandis que je m’arc-boute, de forcer le verrou… » Cette seule citation traduit, à elle seule, l’angoisse, elle suinte la mort. Et j’entends les larmes du philosophe. Si l’homme ne pleure pas, ses mots pleurent pour lui.
Voilà « l’événement » qu’il raconte et c’est un tourbillon sans fin pour décrire (avec ses mots) le pogrom du XXIème siècle, un terme que je n’utiliserai pas, mais que je comprends.
Il raconte l’intensité et la gravité du 7 octobre, le rêve brisé. Celui de ce qu’il reste de la gauche, en Israël. Une gauche orpheline d’une coexistence pacifique, d’une cohabitation ou de la paix. Les militants de la paix sont écrasés par la douleur. Ce sont ces militants qui ont été assassinés dans les kibboutz du sud d’Israël. Et, chez tous, écrit BHL, les mêmes phrases, « Nous les survivants »…, de nouveau les « survivants ». Il décrit les erreurs, l’orgueil (?) des services de sécurité, des politiques qui se sont laissé berner par le chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinwar. Le monstre a joué des uns et des autres. BHL écrit : « c’est l’éternel bévue des démocraties qui, confrontées à l’impensable de la barbarie, savent mais ne croient pas, ont les données mais ne concluent pas. » Les mots sont d’une justesse implacable. Implacable, lorsqu’il parle de ces hommes qui se sont hissés « sur la plus haute marche du podium de l’infamie » et de la barbarie. De cet ébranlement, qui « vise l’âme juive – et la touche au cœur. »
Grave, BHL écrit :
« Est-ce la rave party Nova et ses 364 adolescents venus faire la fête, à Reim, et tirés comme des lapins ?
Ou la cuirasse d’invulnérabilité de l’État des Juifs qui s’est brusquement fracturée ?
Pour Israël, ce fut un moment de vertige.
Et, pour les Juifs du reste du monde, ce fut une plongée dans un abîme inconnu. »
Ces mots me donnent la chair de poule. J’ai peur lorsque je lis encore sous sa plume : « Pas une terre, sur cette planète, qui soit un abri pour les Juifs, voilà ce qu’énonce l’événement. » La solitude d’Israël, celle du philosophe, est notre solitude.
Vient dans son récit, le second ébranlement qui ne cesse de m’ébranler. La conscience universelle, lorsqu’elle est à géométrie variable. BHL écrit : « Mais quand, du Bangladesh au Darfour en passant par le Rwanda, de nouveaux génocides démentaient la fable du “plus jamais ça”, on se disait que c’est loin et ne nous concernait pas. Quand en Angola, au Burundi, en Somalie, en Afghanistan, dans toutes les “guerres oubliées”, dont j’ai passé une partie de ma vie à recueillir les maigres archives, le crime régnait en maître et plongeait l’humanité dans le “purin du feu” dépeint par René Char, poète de “L’Eclair”… »
De l’indifférence du monde ? BHL sait mieux que quiconque comment la conscience universelle a jeté aux orties, aux chiens ou aux oubliettes, les morts innombrables. Lui, qui a mouillé sa chemise et ses yeux qui ont vu la détresse et le silence du monde, étonnant et assourdissant silence du monde. Vient le 7 octobre. « Peut-être est-ce le fait qu’il s’agissait d’Israël, ce pays pas comme les autres où rien de ce qui advient n’est, depuis la sortie d’Égypte, pour le pire et, parfois le meilleur, indifférent au monde », écrit le philosophe. Là, écrit-il, « tout le monde a vu, tout le monde a su, tout le monde a reconnu le paysage d’un enfer que ne baignaient plus que le sang, le feu et le fer. » Et puis, dans le chapitre 5, il raconte le troisième ébranlement, dont je ne rendrai pas compte ici, parce qu’il faut lire le tourbillon et le poids des mots.
La seconde partie de son livre s’ouvre. L’on pourrait l’appeler… « Au royaume des aveugles, le borgne est roi. » Le borgne est roi, celui qui ne veut pas voir, celui qui conspire, celui qui triche et ment, celui qui répand son venin, celui qui nie, parce qu’il est obsédé par une seule haine, celle d’Israël. Ces phrases résonnent, encore plus, lorsqu’il interroge la parole des femmes. « Parole sacrée ? » « Oui. Mais, pas si la femme est israélienne. » Sa parole résonne encore plus, lorsque dans un tourbillon, il énumère ces hommes politiques (Mélenchon), puis les ONG mandatées, qui « semblaient ne pas y croire non plus ». De la Croix-Rouge, il dit qu’elle ignora « les captifs, en dédaignant de leur rendre visite ». C’est un réquisitoire, lorsqu’il parle également du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres. Guterres donne le ton à (ne) condamner que « l’occupation suffocante » subie « depuis cinquante-six ans », par le peuple de Gaza. Puis, l’immense appareil onusien se met en mouvement pour accabler Israël et absoudre les dictatures qui fleurissent partout en ce monde. Il décrit les différents moments et notamment le « Oui mais ». Il y eut le 7 octobre, mais « le contexte de l’occupation », mais « l’apartheid », mais cet État de trop.
BHL questionne encore, lorsqu’il dit « La justice pour les Palestiniens qui auront renoncé à la terreur et accepté Israël, oui, bien sûr. Oui, mille fois. Mais pas là. Pas comme ça. Pas comme un salaire de la peur que nous inspire le djihadisme. Et, donc, précisément pas le jour d’après ». Quand alors ? Pourrions-nous lui demander…
Mais, c’est l’antisémitisme puissant, que le philosophe scrute encore, lorsque d’Est en Ouest, du Nord au Sud, il se déverse comme une énorme putasserie, parce que les « Juifs (sont) coupables d’être juifs, et à qui l’on tente d’accrocher une étoile jaune, non plus au vêtement, mais au cœur. » Et, d’écrire :
« Les Juifs sont seuls, donc.
Décidément et dramatiquement seuls. »
Cette solitude des Juifs, cette solitude d’Israël, la solitude du philosophe aussi soumise à une cohorte de malfaisants qui rêveraient d’étriper sa parole, ses doutes, ses insomnies, ses peurs, ses cris, sa rage, ses avertissements, ses coups, ses contributions, ses appels, ses mots, ses phrases et sa liberté. Surtout sa liberté, celle de penser.
Pourquoi Israël, interroge-t-il enfin ? Pourquoi les Juifs ? Pourquoi la haine antisémite ? Pourquoi le sionisme, dont il rappelle que « comme toutes les autres aventures juives, (il) n’est pas venu pour gagner en puissance, pour dominer le monde (il faut la nouvelle équation d’un peuple qui rencontra là ni plus ni moins d’incompréhension, d’hostilité et de volonté exterminatrice que ce qu’il avait enduré sur les routes de la diaspora. »
En résumé ? Toutes les questions posées dans Solitude d’Israël sont graves et importantes. On pourrait objecter, on peut critiquer, ne pas aimer l’homme, mais on ne doit pas ne pas le lire. Ça dérange ? Tant mieux. Il secoue ? Tant mieux. Il persévère ? Tant mieux. Il est du rôle d’un philosophe d’inquiéter le monde.
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