De deux choses l’une.

Il y a deux conceptions de l’Europe, deux visions philosophiques de son avenir et de son être, deux façons de définir ce qu’être européen veut dire, qui impliquent, sur la question de l’éventuelle entrée de la Turquie, les deux points de vue opposés.

Ou bien l’Europe est un lieu. Un espace borné, déterminé.

Et, comme tous les lieux, elle a sa limite. Donc son dehors.

Donc son autre. Et cet autre a toutes chances de demeurer l’altérité historiquement fondatrice qui, après la chute de l’Empire romain, s’appelait déjà l’Islam. L’Europe comme un continent. L’Europe comme une contention. Le résultat, plus exactement, d’une formidable contention continentale qui fait qu’un bout de terre, un jour, s’est séparé de son autre, l’a exclu, puis endigué. Le refus de l’entrée de la Turquie, que l’on en soit ou non conscient, est toujours le fruit d’une adhésion à ce processus de contraction territoriale qui est l’un des noms, donc, de l’Europe.

Ou bien l’Europe est un concept. Une figure de l’Être et de l’Esprit. C’est cette aspiration à l’Universel dont Husserl disait, dans sa conférence de 1935, qu’elle est « l’esprit » même de la philosophie et qu’elle renaîtra grâce à « l’héroïsme de la Raison » surmontant « définitivement » sa tentation « naturaliste ». Elle n’a, alors, pas de limite. Pas de frontière vraiment prescrite. Elle n’a pas de « fond », pas de « Grund » au sens de Heidegger, et n’a pas non plus d’altérité à laquelle elle aurait à se confronter. Il n’y a plus, dans cette perspective, aucune espèce d’objection à ce qu’un pays d’ancienne culture musulmane comme la Turquie puisse, dès lors qu’il s’inscrit dans le fil de l’héroïsme de la raison, adhérer à la Constitution de l’Europe.

Les deux partis, naturellement, ne sont pas toujours aussi nettement tranchés.

Et il n’est pas rare que les positions des uns ou des autres – voir, ce dimanche, l’intéressante proposition du ministre français des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy, plaidant pour une Europe à double foyer dont la Turquie pourrait, un jour, rejoindre le second cercle – résultent d’un compromis, plus ou moins laborieux, entre les deux.

Telle est, néanmoins, l’épure.

Telle est la double motion – rétraction et contention d’une part ; extension et universalisation de l’autre – sous-jacente à tous les débats sur l’Europe et, en particulier, à celui-ci.

Je suis, pour ma part, plutôt du second bord.

Je suis de ceux qui croient que l’Europe a une fonction avant d’avoir un lieu.

Je crois qu’elle est cette fonction et que cette fonction qu’elle est, cet opérateur de sens et de destin en quoi, à la fin des fins, elle consiste ne sont pas quelque chose de vague mais de concret, avec des effets très concrètement repérables dans l’histoire des nations qui entendent se reconnaître en elle.

Je crois, pour être précis, qu’Europe a été, en tout cas depuis cinquante ans, le nom d’une prodigieuse machine à produire, entre les nations et en leur sein, ces deux inestimables biens que sont premièrement la paix (France, Allemagne) et, deuxièmement, la démocratie (Europe centrale et orientale ; dictatures, avant cela, des pays du versant sud de l’Europe).

Et c’est pourquoi je pense que commentateurs et décideurs auraient grandement intérêt, dans cette affaire de négociations avec les Turcs, à tirer toutes les conséquences de la distinction conceptuelle et, s’ils le font, s’ils rompent avec le fétichisme du local pour voir d’abord dans la notion d’Europe ses effets de levier vertueux, s’ils veulent bien, en un mot, et une bonne fois, prendre le point de vue de Husserl contre celui de Heidegger, à inverser sensiblement les termes du questionnement.

Non plus (car cela, pour un husserlien, n’a tout à coup plus beaucoup de sens) : la Turquie appartient-elle, géo- graphiquement, à l’Europe ? Si oui pour Istanbul, quid d’Ankara ? du Kurdistan ? quid de ses marches asiates ?

Même pas (déjà mieux, mais pas encore à la hauteur de la réquisition philosophique de l’auteur des conférences de Vienne et de Prague) : que les Turcs reconnaissent Chypre ; qu’ils rompent avec le révisionnisme qui les fait nier, depuis un siècle, la réalité du génocide arménien ; qu’ils se convertissent aux droits de l’homme et de la femme, aux valeurs de l’Etat de droit, à la démocratie ; alors, et alors seulement, seront réunies les conditions dont le respect est le préalable à l’ouverture des discussions.

Mais (même geste quoique inversé et, du coup, bien plus fécond) : que la Turquie, sous la pression de son désir d’Europe, règle la question chypriote ; qu’elle demande pardon aux Arméniens, dont elle n’a que trop durablement bafoué les morts et nié la mémoire douloureuse ; qu’elle administre la preuve qu’il n’y a pas d’incompatibilité d’essence entre l’appartenance millénaire à une civilisation qui reste celle de l’Islam et la pratique des idéaux démocratiques ; et alors il faudra dire, non pas seulement qu’elle se sera rendue digne des réquisits de l’Idée, mais que l’Idée elle-même, la belle et bonne machine à produire des effets de paix et de démocratie, aura, une fois de plus, fait son office en travaillant à l’humanisation du monde qui est, je le répète, sa vraie mission.


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