Que s’est-il réellement passé, le jeudi 16 septembre 1982, à Sabra et Chatila ? Qui est Elie Hobeika, le phalangiste chrétien qui, pour venger la mort de Gemayel, massacra, dans des conditions particulièrement atroces, des centaines d’hommes, femmes, enfants, vieillards palestiniens ? D’où vient que nul, jamais, ne se soit soucié de savoir ce que devint, ensuite, cet assassin : député ; ministre de divers gouvernements prosyriens, assassiné finalement, dans des circonstances obscures, mais jamais inquiété par quelque tribunal ni commission, jamais invectivé ? Y aurait-il des événements dotés de ce fabuleux pouvoir de faire le vide autour d’eux (tout le monde se souvient de Chatila – personne de Damour, Ayn-el-Assad, Jiyé) mais aussi en eux, en leur propre sein (Hobeika donc, le coupable, dont le nom s’est effacé tandis que celui d’Ariel Sharon n’en finissait pas d’être stigmatisé) ? Que sont-ils, ces événements si mémorables qu’ils provoquent cette amnésie ? N’ont-ils partie liée qu’avec le Mal (des centaines d’innocents éventrés, violés, égorgés, c’est le Mal absolu) ou auraient-ils à voir avec la volonté de se débarrasser d’une autre culpabilité ? Autrement dit : y eut-il, dans la reconstruction de l’épisode Chatila, dans sa constitution en événement et son imputation à Israël, dans l’emballement mimétique des accusateurs soudés dans leur recherche de bouc émissaire façon René Girard, la volonté, oui, de produire de l’innocence en effaçant l’essence d’un crime qui fut, pendant seize ans, un terrible crime entre Arabes, donc entre frères ?

Israël, maintenant – Israël était-il le gardien de ses ennemis et les soldats israéliens (dont pas un, il ne faut pas se lasser de le répéter, n’eut sur les mains une goutte du sang de Chatila) se les sont-ils lavées, les mains, de leur responsabilité indirecte, c’est-à-dire morale ? Qu’est-ce que la lassitude du Bien ? Y a-t-il des moments, dans l’histoire des individus, mais aussi des peuples, où l’on est las d’être montré en exemple, incompté parmi les meurtriers, hors du rang, et où l’on cède à sa propre humanité en jouissant, à son tour, d’être coupable ? Est-ce cela qui arriva à Israël ? Est-ce cette tentation d’être comme les autres, d’accepter l’héritage de Caïn, qui est le trait dominant, depuis vingt ans, de l’esprit qui souffle à Tel-Aviv ? Ou bien est-ce le contraire ? Fallait-il écouter la foule juive qui, presque aussitôt, le 25 septembre 1982, descendit dans la rue pour dire ce que ni les Palestiniens ni les Druzes ni les Chrétiens ne dirent jamais d’aucune des tueries auxquelles ils furent plus ou moins directement mêlés : « oui, nous étions les gardiens de nos ennemis ; oui, ce massacre que nous n’avons pas commis nous pose un terrible problème de responsabilité morale » ? Autrement dit : en dépit de la guerre, des colonies, de l’occupation injuste des territoires, Israël demeure-t-il une nation où il n’y a pas de question politique qui ne prenne aussitôt la forme d’une interrogation lancinante sur le Bien, le Mal, le légitime, l’illégitime ?

Genet, enfin. Que fit, au juste, Jean Genet lors de ses deux séjours à Chatila – septembre 1982, trois jours après le massacre, puis deux ans après, pour la rédaction d’Un captif amoureux ? L’auteur de Pompes funèbres était-il juste un militant « progressiste » de la « cause palestinienne » ? Rêvait-il d’un Guernica de mots, portant témoignage de cette boucherie ? Et, si c’était cela, si ce n’était que cela, quel statut accorder aux textes très nombreux où il s’interdit d’idéaliser les victimes, de les noyer sous un ruissellement de bons sentiments et de compassion ? Qu’est-ce qu’une défense des Palestiniens qui leur interdit de jamais « accepter un territoire » ? Que veut-il dire, dans Un captif, quand il écrit que le commandement du Fatah est prisonnier de la « canaille affairiste » ou que les grandes familles palestiniennes furent les « valets de Hitler au Proche-Orient » ? Est-il du côté des « pauvres » ou de la « puissance » ? Des « déshérités » ou des gamins arabes, ancêtres des kamikazes d’aujourd’hui, qui exhibent leurs grenades comme de « double ou quadruple monstrueux testicules » ? De quelle nature, enfin, sa haine des juifs ? Parente de celle de Drumont, vraiment ? de Bernanos jugeant, dans les années 40, que Hitler a « déshonoré » l’antisémitisme ? ou nouée au nom même d’Israël, à la proclamation de ce nom, à sa vocation ? ou encore – mais cela revient au même – liée à cette « angoisse du Bien » dont parle Kierkegaard et dont le Saint Genet se fit l’écho ?

Telles sont quelques-unes des questions posées dans un admirable texte, intitulé « Genet à Chatila », publié dans la dernière livraison des Temps modernes et signé d’Eric Marty, auteur, il y a trois ans, d’un maître ouvrage sur Althusser. Que ce texte paraisse dans Les Temps modernes, la revue de Sartre, qui fut l’ami et d’Israël et de Genet, que Les Temps modernes soient devenus la revue de Lanzmann, lequel fut l’ami de Sartre puis l’auteur de Shoah, ne donne à ces pages que plus de relief encore et d’importance. Une leçon de métaphysique, de mémoire, d’historialité. Dans la ligne, non seulement de Sartre, mais de Bataille, une vertigineuse plongée dans l’univers d’un « poète qui nous parle en ennemi ».


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