Le 15 mars 1866, Baudelaire fait une chute dans l’église Saint Loup à Namur. Ramené à l’hôtel du Grand Miroir à Bruxelles où, depuis avril 1865, il s’est retiré, son état s’aggrave rapidement. Le 30 mars, il est frappé d’hémiplégie. Il est transporté à la maison du Bon secours. Il ne peut plus dire que deux mots, « cré non », au grand scandale des religieuses qui veulent le faire exorciser. Il mourra le 31 août 1867, après avoir passé sa dernière année à la maison de santé du docteur Duval à Paris, sans avoir retrouvé l’usage de la parole. Entre le 30 mars 1866 et le 31 août 1867, s’étend le silence de Baudelaire. M. Bernard-Henri Lévy imagine dans Les Derniers jours de Charles Baudelaire ce que, durant cette période, le poète a pensé, ce qu’il aurait voulu dire.
M. Bernard-Henri Lévy a sous-titré une œuvre qui semble ne pouvoir être que d’imagination, « roman ». Celui qui a reçu délégation d’écrire ce roman, le Narrateur, se présente à la page 227 du livre : c’est un jeune écrivain, fils de famille, dandy, opiomane, « raisonnablement frivole », espoir, à l’égal de Mallarmé, des cercles littéraires parisiens. Mais qui est-il vraiment ? Lui qui a poursuivi Baudelaire jusqu’à Bruxelles, qui est devenu son secrétaire, alors qu’à Paris, il n’avait jamais osé lui adresser la parole, lui à qui le poète dicte, tant qu’il le peut encore, le livre dont il a toujours rêvé, qui sera le livre de sa vie et qui doit être aussi important que les Confessions de Rousseau, lui qui s’est introduit par effraction non seulement dans la chambre de son héros, mais dans sa tête et qui, lorsqu’il se sera tu définitivement, pense à sa place, le fait parler par procuration, oui, qui est-il ? N’est-il pas, ce dandy de vingt-deux ans, Baudelaire lui-même ? Et quand il sera devenu vieux, qu’il publiera à son tour le livre de sa vie, celui-là même qu’il nous est donné de lire aujourd’hui, quel est, en fait, ce livre, sinon le livre de la vie de Baudelaire ? Mais comme Baudelaire a voulu séparer son œuvre de sa vie « pour lui prêter un auteur idéal, supérieur à l’homme de tous les jours », ce livre, n’est-ce pas le livre de l’œuvre même, l’œuvre mise à nu ?
Comment devient-on écrivain ? Comment transforme-t-on la vie en art ? Telles sont, posées, les questions auxquelles il est, ici, apporté des réponses. Les Derniers jours de Charles Baudelaire évoque, à travers les affres de l’agonie, biographie déguisée en roman, une vie, mais c’est, traversant l’homme pour atteindre l’œuvre, un roman critique. Derrière Baudelaire, derrière le Narrateur qui ressemble à Baudelaire, se profile M. Bernard-Henri Lévy qui utilise le procédé de simulation que Roland Barthes recommande aux critiques littéraires, et qui sous le masque du romancier, ne fait qu’écrire au deuxième ou au troisième degré une étude critique.
Les Derniers jours de Charles Baudelaire, c’est un roman, certes, mais sur de l’écrit. Aussi bien, quelle différence y a-t-il entre romancier et critique ? Le critique, comme le romancier, crée la vie en la reproduisant, en la mimant, mais si le romancier prend modèle sur des « choses vues », c’est M. Jacques Brenner qui a remarqué que le critique prenait modèle sur des « choses lues ». Sainte-Beuve, ainsi, n’a jamais écrit, en s’inspirant de ses lectures, que des articles, des études, des portraits où « la critique, au sens exact du mot, disait-il, n’intervient que comme fort secondaire et n’est qu’une forme particulière pour produire ses propres sentiments sur le monde et la vie ». Il appelait ses Portraits littéraires des « petites nouvelles à un personnage ». Baudelaire, lui-même, le modèle du Narrateur sur lequel se modèle M. Bernard-Henri Lévy, qu’a-t-il fait, sinon transposer en œuvre personnelle ses lectures de Poe et de Maistre ? « Il ne pouvait écrire qu’en lisant », dit M. Bernard-Henri Lévy.
Les Derniers jours de Charles Baudelaire, c’est un « roman » sur le moment sans doute le plus important dans la vie du poète, le moment où l’essentiel est devenu indicible. À Nadar venu voir son ami sans sa chambre de la clinique Duval celui-ci montrait le ciel embrasé par le soleil couchant sur l’Arc de Triomphe. « Cré non, cré non », il ne pouvait rien dire d’autre. Il faut, pour exprimer un tel moment, encore plus que l’imagination du romancier, la sympathie du critique ; mieux même que le recours à la méthode de simulation préconisée par Roland Barthes, l’aspiration à une communion. C’est cette communion avec son modèle que Charles du Bos recherchait dans des études critiques bien mal nommées Approximations. Il y approfondissait, il y pénétrait des intimités. M. Bernard-Henri Lévy, en s’installant, par personne interposée, dans la dernière saison de la vie de Baudelaire, a écrit avec bonheur un psycho-drame, mais a-t-il réussi, plus profondément, à révéler le mystère de cette vie, le secret de cette œuvre ?
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