L’Histoire retiendra-t-elle que c’est le jour où le jury Goncourt décerna son prix à Jean Echenoz pour Je m’en vais que s’en alla, pour de bon, le meilleur ministre des Finances qu’ait eu la France depuis longtemps ? D’autres ont dit l’élégance du geste. Son panache. Ils ont dit combien ce beau réflexe politique tranche avec la jurisprudence Dumas-Tiberi et avec le « ne démissionnez jamais » mitterrandien. Reste que la promptitude de la décision, si elle honore l’ancien ministre, n’en pose pas moins de redoutables questions de fond.
Le corps même du délit, d’abord. Cette désormais fameuse médiation entre la MNEF et Vivendi assurée par le citoyen Strauss-Kahn au moment où, comme tout homme politique devrait le faire, il était revenu à son métier privé. Nul ne nie que la mission ait été remplie. Nul, jusqu’à nouvel ordre, ne parle d’« emploi fictif » ni de « salaire de complaisance ». Ce qui est donc objet de soupçon, c’est – outre une éventuelle affaire de basses « polices » (d’écritures) – la nature même de ce travail. C’est le fait que l’on puisse être payé, en France, pour une tâche immatérielle, « sans trace ». Les vertueux contre le virtuel. Le retour, à la veille du XXIe siècle, d’une conception bureaucratique, procédurale, paperassière, de la vie sociale et économique. Le premier effet de cette affaire est qu’il y a, aujourd’hui même, dans tous les cabinets d’avocats de Paris, des gens en train, pour se « couvrir », de fabriquer, dans la fébrilité, des monceaux de documents inutiles. Des avocats ou des robins ? Des hommes de loi modernes ou des caricatures façon Balzac ou Daumier ?
L’état de la justice en France. Que les juges aient conquis leur autonomie, qu’ils n’aient plus à recevoir d’« instructions particulières » du garde des Sceaux, que le Parquet soit lui-même contraint, lors du choix des procureurs, de suivre l’avis d’un « Conseil supérieur de la magistrature» et que la responsabilité pénale des hommes publics, enfin, s’aligne peu à peu sur le droit commun, tout cela est bon pour la démocratie. Mais ce que cette affaire révèle, c’est que l’on ne peut en rester là et que, si cette indépendance du Parquet n’a pas très vite pour corollaire la responsabilité des juges, si ces conquêtes démocratiques ne sont pas étayées par d’autres avancées du droit allant dans le sens, cette fois, d’un rééquilibrage des pouvoirs en faveur de l’exécutif et du législatif, alors, à l’« impunité d’autrefois » succédera, comme dit Jean-Marie Colombani (Le Monde, 4 novembre), une « vulnérabilité absolue ». Après le régime des partis, le gouvernement des juges et leur terreur froide. Au lieu de la présomption d’innocence, une symétrique et systématique présomption de culpabilité. Et, sous le masque des vertueux, le triomphe des vertueurs.
L’« intérêt national » n’a, pas plus que la « raison d’État », jamais été un argument. Mais enfin est-il bien raisonnable de voir le père de l’euro, l’homme qui devait, dans quelques jours, à Seattle, défendre les positions françaises, le ministre hors pair qu’ont tenu à saluer, en une unanimité sans pareille, Raymond Barre aussi bien que Hans Eichel, les experts du FMI autant, si l’on en croit les sondages, que les simples citoyens, est-il bien raisonnable de voir, donc, cet homme-là contraint d’abandonner son poste sous prétexte que l’on prêtait à un juge, sur la foi de témoignages peut-être inconsistants, l’intention de le mettre en cause ? Jadis il fallait une mise en examen. Aujourd’hui un soupçon, une rumeur, voire une lettre anonyme, suffisent. Il faut savoir, oui, que chaque ministre, chaque dirigeant d’entreprise publique ou privée, est désormais à la merci d’un corbeau qui, en dénonçant une malversation éventuellement imaginaire, le fusillera sans sommation, sans débat public ni contradictoire.
Que va faire, maintenant, DSK ? Va-t-il, comme tant d’autres, devoir attendre des mois, peut-être des années, que cette justice devenue folle veuille bien, après l’avoir sali, consentir à le blanchir ? C’est l’opinion générale. C’est l’avis de ceux, en tout cas, qui tiennent pour évident que l’ancien ministre est dans l’incapacité, par exemple, de se présenter à la mairie de Paris. Je pense l’inverse. Et il y a deux raisons au moins qui font que, à mes yeux, il se doit au contraire, plus que jamais, d’être candidat. La première est qu’affronter les électeurs serait la seule façon, non seulement pour lui mais pour chacun, de sortir de ce cercle terrible et de réaffirmer haut et fort, en son principe, la présomption d’innocence. La seconde est que, lorsque, en démocratie, apparaît un conflit si manifeste entre les trois pouvoirs, c’est à leur maître commun, au seul souverain qui tienne, c’est-à-dire au peuple, de s’en instituer l’arbitre. Dominique Strauss-Kahn avait mille raisons de livrer cette bataille électorale. Il en a désormais mille et une. Et cette « une », c’est l’obligation de trancher le nœud gordien qui, en même temps qu’il l’étrangle, annonce un dévoiement de l’esprit des lois.
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