L’événement, si événement il y a, c’est moins le livre de Daniel Lindenberg (Le rappel à l’ordre, enquête sur les nouveaux réactionnaires, Seuil) que l’effroi très étrange qu’il semble susciter.

Car on peut, évidemment, trouver ce livre plus ou moins bon.

On peut – c’est mon cas – le juger trop court, trop rapide, mal ficelé, sous-informé.

On peut s’inquiéter de telle naïveté (la « convergence » annoncée des « Bains-Douches » et du « Quai Conti »), de telle question de méthode (la mise sur le même plan, dans le même corpus de textes et de symptômes, de Taguieff et de Houellebecq, d’un essayiste et d’un romancier), de telle proposition (à propos des récentes profanations de synagogues, l’évocation pour le moins bizarre d’une « vague d’antisémitisme » dont « la réalité en tant que telle reste sujette à caution »).

Mais ce texte méritait-il, pour autant, cette levée de boucliers, ce tollé ?

Fallait-il que les auteurs cités montent sur leurs grands chevaux et crient à l’« opération de police », à la « rafle », à l’arrivée des « paniers à salade », au retour du « robespierrisme » et de ses « listes de suspects », aux « gardes-chiourmes » qui déboulent, « revolver au poing », pour marquer Messieurs Yonnet ou Gauchet « au fer rouge » ?

N’est-il pas cocasse et, au fond, un peu ridicule de voir les signataires d’un « Manifeste pour une pensée libre » nous ressortir tout l’arsenal de la protestation antistalinienne sous prétexte qu’un essayiste les a lus et qu’il a pointé, chez l’un, une admiration non déguisée pour Drieu ; chez l’autre, une aversion marquée pour le culte de la modernité ; chez le troisième, une mise en œuvre des textes bibliques tournant le dos à ce que nous ont légué de meilleur les grandes figures d’un franco-judaïsme qui, au début du XXe siècle, faisait rimer prophétisme avec universalisme et Lumières ?

Faut-il que se soient perdus non seulement le sens de la mesure, mais la pratique et le goût de la libre discussion pour que, lorsqu’un historien des idées descend ainsi dans l’arène, lorsqu’il tente de décrire un air du temps, un système d’échos et d’assonances entre gens dont il avertit qu’ils ne forment pas « un mouvement structuré et conscient », tout le monde hurle à l’« amalgame », s’émeuve de ces « dénonciations ignominieuses » et sonne le tocsin de la « militarisation de la vie de l’esprit » ?

Et quand cet historien, enfin, reconnaît le spectre d’un vieux marxisme dans la dénonciation nouvelle du « droit-de-l’hommisme », quand il retrouve l’héritage secret du maurrassisme derrière la méfiance récurrente à l’endroit d’une religion démocratique à laquelle notre intelligentsia a toujours préféré d’autres idéaux (autorité, révolution, nation), quand il entend l’écho des non-conformistes des années 30 dans tel lamento sur le déclin de l’autorité, quand il décèle un « néoplatonisme » dans le refus, chez Badiou ou Debray, de capituler devant la « variété des opinions », quand il entend la voix de Barrès sous celle des tenants d’une France étrangère, par nature, à la parole de l’islam, quand il pointe les tentations souverainistes d’une partie de la mouvance Attac, bref, quand il sort son marteau de généalogiste pour retrouver, sous les discours d’aujourd’hui, le tracé silencieux de traditions qui, par principe, ne s’affichent pas, n’a-t-il pas tout bonnement, et assez souvent, raison ?

J’écris ces lignes, très vite, au retour de Karachi, où je me trouvais pour cause de livre à venir et où des intellectuels tentent de survivre dans un monde où la peur des « commissaires politiques » et des « épurateurs » n’est, hélas, pas un effet de manches.

Et j’avoue que cette plongée dans ce que l’on me dit être « le » débat parisien du moment, la lecture de ces philippiques où on se la joue, pour le coup, très résistance-et-vigilance, a quelque chose, dans ce contexte, d’à la fois dérisoire, pathétique et comique.

Allons, chers signataires de ce pompeux « Manifeste pour une pensée libre » publié par L’Express, ce n’est pas une telle affaire d’avoir son nom cité une ou deux fois de trop dans un livre bâclé !

Calmez-vous, chers amis déçus de la décidément très stratégique revue Esprit ! Reprenez votre sang-froid ! Nul ne va vous « lyncher » ; nul ne vous a mis « à l’index » ; ce n’est pas parce qu’un pamphlet parfois maladroit vous qualifie de conservateurs, ou même de réactionnaires (depuis quand est-ce une insulte ? ces mots seraient-ils à proscrire du lexique de la joute politique ?), que « la parenthèse antitotalitaire se referme » et que la « police stalinienne » est de retour.

Daniel Lindenberg pose des questions, voilà tout.

A sa façon, qui n’est pas la mienne, il décrit l’état des lieux de l’idéologie française en ce début de siècle.

Cela méritait un débat vif mais loyal, pièces en main – pas ce psychodrame absurde où la volonté de réduire l’adversaire au silence n’a d’égale que la volupté puérile de se draper dans la pose de la victime.

A moins que la violence même de la réplique, cette façon de consacrer des pages et des pages à démontrer qu’un livre ne mérite pas une ligne, ne valide, comme d’habitude, ce qu’il y avait de pertinent, de bien vu, dans le diagnostic.


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