Quand on voit un capitaine d’industrie mené devant les tribunaux, quand on le voit, comme Jean-Luc Lagardère cette semaine, venir répondre d’un « abus de droit » aussi étonnant qu’insaisissable puisqu’il n’a empêché, semble-t-il, ni l’enrichissement de son entreprise ni celui de la collectivité, il y a deux types de réactions possibles. Soit la clameur populiste, le cri de joie des tarentules – la jouissance de ceux à qui le ressentiment tient lieu de politique et qui se satisferont d’ailleurs, le jour venu, quelle que soit l’issue du procès, d’avoir vu humilier l’un de nos grands « visibles ». Soit l’inquiétude, au contraire, le refus instinctif de la justice-spectacle – une sorte de malaise à l’idée de cette France qui, de Fabius avec l’affaire du sang à Strauss-Kahn et maintenant Lagardère, n’en finit pas d’accabler ses propres élites. Jeux du cirque. Jeu de massacre. Il y a, cela va sans dire, d’autres types de massacres, autrement plus dramatiques, et qui font l’ordinaire de cette chronique. Mais enfin… N’est-ce pas aussi sur ce terrain que s’apprécient les démocraties ? N’est-ce pas aussi de cette manière que se dégrade notre capacité à penser le pire et à y faire face ? Quand on voit la justice céder si volontiers la place au théâtre, quand on voit l’opinion se délecter de la seule image des puissants mortifiés, abaissés, désemparés, quand on s’aperçoit qu’on les juge déjà moins, ces puissants, sur leurs idées, leurs projets, ou même leurs rhétoriques, qu’en fonction de ce nouveau critère, habituellement réservé aux comédiens, qui est la plus ou moins grande capacité à rebondir, faire front, réussir une sortie, tenir face à l’outrage, n’y a-t-il pas lieu de craindre une spectacularisation grandissante de l’esprit public ? Jean-Luc Lagardère est un ami. J’aime en lui ce côté grand condottiere, ou Cyrano, menant sa propre vie au rythme d’un de ces romans de Paul Féval auquel il pourrait bien, somme toute, devoir réellement son patronyme. Je ne crois cependant pas, avec ces quelques lignes, céder à notre seule passion, commune, du romanesque. Roman n’est pas théâtre : défendre le roman contre le théâtre, c’est plaider, disait Voltaire, pour la culture républicaine.

Jean-Claude Trichet n’est pas un proche. Et je ne sais de lui, pour l’essentiel, que ce qu’en sait le citoyen moyen : éthique de haut fonctionnaire à l’ancienne ; air d’intégrité et de réserve ; quelque chose, dans la juvénilité retenue du sourire, qui semble dire le regret d’une autre vie ; le goût de la littérature ; cette façon, l’autre jour, chez Giesbert, de murmurer qu’il donnerait tous les euros du monde contre un vers de Baudelaire ou une page d’un roman de Sartre – lumières de sa vraie foi… Que tout cela ne suffise évidemment pas à faire un directeur du Trésor ni un banquier central, c’est clair. Et peut-être découvrira-t-on que ce grand commis exemplaire tint bel et bien son rôle, par discipline, dans ce « scandale financier du siècle » que fut la quasi-faillite du Crédit lyonnais. Mais nous n’en sommes heureusement pas là. Et dans cet autre hallali, dans cette façon qu’ont les grands veneurs de l’Opinion de jeter à nouveau son nom en pâture et de se demander aussitôt, quelques minutes à peine après l’annonce de sa probable mise en examen, s’il ne serait pas déjà une sorte de Roland Dumas, c’est bien le même sale parfum que l’on respire que dans l’affaire Lagardère. Question d’époque. Ou de moment. Cette désignation du « bouc émissaire » dont un bon esprit – René Girard – disait qu’elle transforme la communauté qui y procède en une « société primitive devenue folle ». Cette mentalité « magique » ou « prélogique » qu’un autre essayiste – Léon Poliakov – mettait au principe de la recherche effrénée d’une « causalité diabolique ». M. Trichet, lui non plus, n’est pas à proprement parler un martyr. Et, des otages des Philippines aux sacrifiés de la mondialisation, l’actualité ne manque pas de vraies victimes qui ont grand besoin de notre compassion. Reste qu’il y a dans cet empressement à chercher un coupable et à le lyncher quelque chose de nauséabond. Reste, surtout, qu’on ne remédiera pas aux effets les plus pervers de ladite mondialisation en brisant un à un les hommes qui, par culture, tempérament ou compétence, seraient les plus aptes à les maîtriser…

Lagardère… Trichet… Si l’on voulait achever de faire le lien, s’il fallait trouver un autre point commun à ces deux affaires que le calendrier rapproche, il y aurait encore ceci. Aucune, dans un autre grand pays démocratique, ne se plaiderait ainsi, devant un tribunal pénal. Aucune ne donnerait lieu à ce déploiement de forces inquisitoriales qui est la marque, en France, de la justice pénale. Et toutes deux témoignent, par conséquent, de cet autre mal français qu’est la montée aux extrêmes de toute procédure judiciaire un peu sensible : au lieu de la justice civile et de ses procédures laïques, au lieu de l’arbitrage des conflits à la façon des Anglo-Saxons, toute une culture de l’aveu, du crime, de la réparation et, encore, du théâtre… Deux cas pour un symptôme. Deux affaires pour une même crise. Celle de la justice, dont la grande réforme reste à venir.


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