La première chose dont je me souvienne, il y a trente ans, quand j’ai rencontré Daniel et que nous sommes devenus amis, c’est son allure.

Il était étincelant.

Il savait tout sur tout.

Il était déjà ce personnage bouleversifiant, amoureux fou des femmes, des livres et du cinéma, dont nous nous disions que la connaissance si précise qu’il avait de la pâte humaine devrait inspirer, un jour ou l’autre, des grands romans, des grands films.

Mais il avait, en plus, cette allure, ce panache, cette façon de ne croire les choses vraies, justes, belles que lorsqu’elles sont dites avec du style, cette façon, aussi, de croire en une gloire qui ne serait pas le deuil éclatant du bonheur, qui, pour le coup, n’appartenait qu’à lui.

Je le revois flambeur et flamboyant.

Je le revois tournant sa vie, puis vivant ses films.

Je le revois portant la bonne parole, portant le cinéma à bout de bras, portant beau.

C’était ça, l’allure de Toscan.

L’autre vertu de Daniel c’était sa légèreté.

Il était grave, bien entendu.

Je pense même qu’il y avait, caché en lui, un fond de désespoir.

Mais il faisait partie de ces êtres qui croient devoir à leurs amis de ne pas les plomber avec le tragique de l’existence. Il riait pour cacher son effroi.

Il avait le goût de la drôlerie, non comme superficialité, mais comme sacerdoce.

Il avait le culte de l’acte gratuit, du mot pour rire, parce qu’il ne voulait pas – même dans les moments les plus terribles – de cette religion de la lourdeur qui est la marque de l’époque.

Il était – il faut beaucoup de courage pour cela ! beaucoup de générosité ! beaucoup de bonté ! – un personnage de Dostoïevski qui avait choisi, une bonne fois, de nous donner à penser qu’il était une créature de Sacha Guitry.

Jusqu’à la toute fin, n’est-ce pas… Jusqu’à cette fin si étrange, cette fin de cinéma, qui nous a tous foudroyés tant elle semble – et c’est si rare ! – l’avoir rapté en pleine vie, capturé sans préavis : nous nous doutons bien, maintenant, que c’était une illusion ; nous cherchons tous, depuis mardi, les signes qui auraient dû nous alerter et que nous nous reprochons de ne pas avoir saisis ; mais voilà, Daniel était comme ça ; à Melita, à ses enfants, à ses amis, à nous, ses compagnons d’Arte, il avait décidé, jusqu’au bout, de donner le change et d’offrir de lui-même, alors qu’il ne l’était plus tout à fait, cette image de vivant absolu.

Je suis sûr que, même ici, à cet instant, de là où il nous regarde, il serait encore capable de se moquer un peu et, fidèle à lui-même, dans un éclat de rire, de nous inviter à un peu plus de désinvolture.

Je veux dire enfin que Daniel, pour moi, n’était pas un producteur mais un artiste.

Un artiste bizarre, sans doute.

Un artiste dont l’élégance aura été de préférer, toute sa vie, l’œuvre des autres à la sienne et de se taire, au fond, pour que d’autres parlent à sa place.

Mais un artiste, ça, j’en suis sûr.

L’artiste des artistes qu’il admirait.

L’auteur d’une œuvre considérable, mais cryptée, clandestine, passée en contrebande dans celle de ses aînés, puis de ses cadets.

Comme Chamfort, un autre des écrivains dont nous parlions et dont on a dit qu’il fut le souffleur de la révolution, il aura été le souffleur de sa génération.

Comme Pygmalion – car il fut notre dernier Pygmalion – il était l’auteur, le metteur en scène, du texte dont nous sommes nombreux, dans cette église, à avoir été les voix.

Il était prodigue.

Il était sans calcul et mystérieux.

Un jour, j’en prends le pari, un jeune biographe viendra qui, se penchant sur le cas de ce passeur-né ainsi que sur l’histoire de ces trente dernières années, écrira un livre qui s’appellera : De l’œuvre secrète de Daniel Toscan du Plantier à travers les films de Rossellini, Losey, Pialat et quelques autres.


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