New York encore. Grand tapage, naturellement, autour de l’affaire de la Société générale. Interrogations, notamment, sur la bizarrerie de ce système français où le président d’une banque qui vient d’être l’épicentre d’un cataclysme sans précédent peut continuer, comme si de rien n’était, de rester en place et de pérorer. Mais, par-delà cette affaire pour l’heure fort mystérieuse et en attendant l’analyse de fond qu’il faudra bien finir par engager sur l’univers parallèle que constitue cette finance dérégulée, une autre réflexion qui n’est pas sans rapport mais qui touche à des questions peut-être plus fondamentales encore : le sentiment très étrange, et neuf, que l’Amérique est, tout à coup, à vendre…

Je ne dis pas « en crise ». Je ne dis pas, comme tant d’essayistes depuis vingt ans, « en déclin » ou « à l’agonie ». Non. Je dis « à vendre ». Vraiment, littéralement, à vendre. Car prenez l’extrême faiblesse du dollar. Le niveau des indices boursiers à Wall Street. Prenez, au-delà même des Bourses, le champ de ruines, au sens propre et figuré, qu’est devenue, dans des zones entières du pays, dans les vieilles métropoles industrielles du type Detroit, Cleveland ou Buffalo, la plus grande partie de l’appareil industriel traditionnel. Prenez cette aciérie de Lackawanna, proche de Buffalo, dont j’avais, dans American Vertigo, décrit l’énorme appareil réduit à des hangars vides, des paysages de cheminées éteintes et à demi cassées, des cônes de déchets où pousse le chiendent. Mettez tout cela bout à bout. Et mettez-vous, un instant, dans la peau d’un géant chinois, arabe ou indien. Eh bien, il est difficile de ne pas conclure que c’est la première puissance économique mondiale qui est, comme le disait Peter Goodman, le 20 janvier dernier, dans le New York Times, « on sale at discount prices »…

Jadis, les industriels occidentaux disaient : « nous avons, non seulement l’argent, mais les marchandises et l’appareil qui les produit ; nous cherchons des marchés solvables pour les écouler » – d’où le plan Marshall en Europe et d’où, dans le tiers-monde, les sommes colossales injectées par les États et les organismes de prêt internationaux. Aujourd’hui, le raisonnement est le même, quoique en sens rigoureusement inverse : c’est au Qatar ou en Inde que sont les capitaux ; c’est en Chine que sont, outre les marchandises, quelques-unes des pièces maîtresses de l’appareil de production mondial ; « cherchons alors, nous, Qataris, Indiens, Chinois, emploi pour ces capitaux et cherchons, plus désespérément encore, marchés pour les produits que nous sommes en train de générer » – or c’est en Occident qu’est le plus énorme, le plus fabuleux, le plus solvable de ces marchés ; c’est en Occident et, en particulier, aux États-Unis que sont des centaines de millions de consommateurs, non seulement prospères, mais déjà rompus aux us, aux coutumes, à l’exercice, à la religion de la consommation de masse ; et comment, dans ce cas, ne pas en arriver un jour à la conclusion qu’il faut se rapprocher, venir au plus près, des agents de cette consommation de masse ? Changement de paradigme. Imprévisible ironie du système. Comme si la mécanique de la puissance mondiale commençait de se dérégler, et de se réarticuler, sous nos yeux.

Les États-Unis, bien entendu, n’ont pas dit leur dernier mot. Et il leur reste, pour longtemps, cet autre ressort de la puissance qu’est, sur l’ensemble de la planète, Chine et Inde comprises, la conviction inentamée que c’est encore et toujours dans leurs banques que sont, pour les capitaux, les emplois les plus lucratifs ; que c’est encore et toujours dans leurs universités que sont, pour les élites du monde, les écoles de cadres les plus performantes ; que c’est encore et toujours à la pointe de leurs entreprises de pointe que sont les sources d’innovation les plus fécondes et, derechef, les plus profitables… Reste que, si ce qui précède est exact, il faut cesser de s’étonner de voir le supposé Empire adosser son train de vie aux économies en principe dominées ; il faut s’attendre à voir celles-ci lancer un nombre grandissant d’assauts, après Morgan Stanley, Merrill Lynch ou Citibank, sur les fleurons les plus emblématiques du capitalisme US ; et on peut prédire déjà le jour où le coût du travail sera, à Shanghai ou Bombay, monté à un niveau tel qu’il deviendra plus économique de « relocaliser » , sur le territoire même des États-Unis, les marchandises destinées à leur marché et de reconstituer, de la sorte, le tissu industriel américain…

Ce n’est ni bien ni mal, c’est ainsi. C’est une autre composante du prochain ordre du monde. Avec la multitude de problèmes politiques qui ne manqueront pas de se poser et dont le législateur, la presse, les candidats à la présidentielle commencent de prendre conscience. Statut des fonds souverains ? Tentation, ou non, du protectionnisme ? Continuera-t-on, comme en 2005, d’opposer des considérations de sécurité nationale au fait qu’une compagnie pétrolière chinoise prenne le contrôle d’Unocal ou une compagnie émiratie celui du port de New York ? Attitude, enfin, des tout-puissants syndicats lorsqu’ils verront tel conglomérat asiatique, responsable de la mise en quasi-faillite de leurs bonnes vieilles entreprises, offrir de racheter à vil prix ce qui reste de celles-ci ? Telle est la nouvelle règle du jeu. Telles seront, dans la mondialisation qui vient, les règles du nouveau « new deal ».


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