Bernard-Henri Lévy est un homme des barricades et un homme de pouvoir. On l’a vu qui flirtait en arborant le petit livre rouge avec le maoïsme, dans les années soixante. Désormais, il dirige une collection chez l’éditeur parisien Bernard Grasset. Entre temps, il est devenu un « Nouveau philosophe » et ses essais, La Barbarie à visage humain et Éloge des intellectuels, ont remporté un vif succès.

C’est un homme au tout début de la quarantaine, grande et de visage fin. Il a parfois le souffle court mais il s’enthousiasme facilement dès qu’il aborde les sujets qu’il aime : la littérature, la politique, Soljenitsyne pour qui il professe une grande admiration, le pape qu’il n’hésite pas à qualifier de « saint » pour son courage politique et Ben Johnson en qui il voit « un bouc émissaire sur la tête duquel on a amassé tous les péchés des athlètes olympiques ».

Il aura passé con court séjour à Montréal avec les yeux rouges à cause du décalage horaire, car il n’est resté que quarante-huit heures chez nous, avant de repartir pour Paris. Là-bas, le Prix Goncourt l’attend peut-être, car on en parle, même si lui n’y croit pas vraiment.

Le voilà romancier pour la seconde fois. Son dernier roman, Les Derniers jours de Charles Baudelaire, fait un tabac critique.

« Comment passe-t-on de l’essai au roman ?

– Il n’y a pas tellement de différence, nous répond-il. Il faut juger un écrivain non pas sur un genre particulier mais sur l’ensemble de son œuvre. Bien entendu, Les Derniers jours de Charles Baudelaire n’est pas un roman d’idées mais une vraie narration avec une situation, des personnages, même une intrigue. Toutefois on y retrouvera mes préoccupations intellectuelles si on veut bien les y chercher ».

Baudelaire

L’intrigue c’est Baudelaire qui se meurt en Belgique et non pas à Paris. Ce simple fait est déjà, selon Bernard-Henri Lévy, « une énigme humaine et littéraire puisqu’après tout il n’avait rien à y faire.

– Pourquoi justement Baudelaire ?

– C’est une longue et vieille histoire. On peut dire en simplifiant, qu’il y a deux sortes de gens : ceux qui ont aimé Baudelaire dans leur adolescence et ceux qui ont aimé Rimbaud. Ce dernier a chanté « le dérèglement raisonné de tous les sens ». Il voulait « changer la vie ». Baudelaire a été l’homme de la lucidité, du sang-froid. C’était l’anti-romantique par excellence, un catholique radical et un pessimiste. Je suis de ceux qui ont aimé Baudelaire et qui trouve que sa vie a été merveilleusement romanesque.

– À cause de son dandysme puisque la rumeur publique n’est pas sans vous traiter vous-même d’être un dandy de la littérature ?

– Je l’ai été, ça c’est sûr, en 1968 par exemple, comme Baudelaire l’a été en 1848 : cette façon d’en rajouter avec un foulard rouge autour du cou, debout sur une barricade et réclament la tête de son père. Je ne le suis plus, outre que le dandysme de Baudelaire touchait à la métaphysique. Ce n’était pas un dandysme en papier glacé. D’ailleurs, Baudelaire n’est pas le personnage principal de mon roman mais son centre autour duquel tournent des personnages historiques ou imaginaires.

– Baudelaire est un personnage morbide et l’on a beaucoup parlé de ses goûts sexuels un peu étonnants et de sa syphilis qui était le sida de l’époque. Qu’en pensez-vous ?

– En effet, je n’ai pas évité ce sujet. Le seul véritable sacrilège de mon roman n’est pas de faire parler Baudelaire, ni même de le faire penser. C’est de le montrer qui fait l’amour avec des prostituées comme Jeanne Duval. En fait Baudelaire n’aime pas les femmes. Il aime les mortes et leur symbolisation dans la vie : la femme frigide. »

Le penseur

Voilà pour le roman. Il n’en reste pas moins qu’il y a le Bernard-Henri Lévy intellectuel, l’écrivain qui s’est engagé. De son passé comme soixante-huitard et maoïste bon teint, il ne renie rien. Il aime à rappeler que pour un jeune homme de son âge, l’attrait qu’avait la Chine de Mao était d’être anti-stalinienne.

« J’ai été élevé dans l’idée que la révolution était à faire, que les révolutions connues n’avaient jamais été assez loin, précise-t-il. Quel a été mon choc quand j’ai vu où menait une révolution qui allait jusqu’au bout, comme au Cambodge. Les Khmers voulaient un paradis ici et maintenant et ça a donné un désastre. Pour moi, dès lors, la révolution intégrale, comme la chantaient nos pères et nos grands-pères, ne pouvait que conduire au charnier et au génocide. La révolution prise au sérieux, la révolution prise dans toute sa pureté est une horreur. Le Cambodge nous en a donné la preuve par neuf. C’est le délire révolutionnaire des Khmers rouges qui m’a ouvert définitivement les yeux.

– Vous étiez un gauchiste. Vous êtes devenu un homme de droite ?

– J’ai été très critique au sujet de la gauche institutionnalisée. C’est pourquoi la gauche institutionnalisée m’en a voulu.

– La France célèbre l’an prochain le bicentenaire de Révolution de 1789. Qu’en pensez-vous ?

– Il faut distinguer les périodes car il y a plusieurs révolutions françaises. Je suis naturellement scandalisé par le terrorisme et la Terreur qui en a découlé. Mais je reste un partisan des Lumières. Si j’avais vécu à cette époque, j’aurais été girondin. On retrouve d’ailleurs dans les procès de la grande Terreur, orchestrés par Fouquier-Tinville, une répétition des grands procès de Moscou d’avant-guerre orchestrés par Vychinski. Lors des célébrations, j’espère beaucoup que les Français n’oublieront pas ça. »

De fait, tout romancier qu’il soit, rien de ce qui se passe en ce moment dans le monde n’échappe à Bernard-Henri Lévy. D’Israël, il pense que l’on devrait abandonner les territoires occupés qui forment abcès. Il a suivi avec passion le plébiscite du Chili et sa sympathie ne va pas à Pinochet car, pour lui, le critère de base de toute action sociale ou politique reste les droits de la personne.

Pour justifier enfin son passage de l’essai au roman, Bernard-Henri Lévy aime à dire qu’il écrit des essais comme on écrit un roman et vice versa. Discuter de ces questions avec lui, c’est affronter toute une « rafale de véhémence » comme le précise le narrateur des Derniers jours de Baudelaire qui caractérise ainsi la personnalité du poète. C’est ce par quoi l’on pourrait caractériser la personnalité du romancier aussi.


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