Retour à Buenos Aires. Presque quarante ans après. À l’époque, c’était la dictature. Un archipel de la torture. Et, pour moi, jeune reporter pour ce qui s’appelait encore Le Nouvel Observateur, ce furent des jours sous haute tension : dénonciation comme agent de la subversion ; arrestation dès l’arrivée à l’aéroport ; incarcération ; intimidation ; et, au bout du compte, un texte de témoignage que je relis aujourd’hui sans rougir. Quarante ans plus tard, les officiers fascistes de l’époque, le général Videla ou l’amiral Massera, ne sont plus que de terribles souvenirs revécus, chaque jeudi, par les Mères de la place de Mai. Buenos Aires a repris la belle allure de ville d’Europe hors les murs, selon l’idée et l’esprit, qu’elle devait avoir, j’imagine, du temps de Supervielle, Saint-Exupéry, Roger Caillois ou le premier Drieu. Et je suis bien ému – pourquoi ne pas le dire ? – d’être reçu par des étudiants, des intellectuels ou de jeunes ministres qui n’étaient pas nés du temps de mon premier voyage mais qui m’honorent comme l’un des leurs.
Trois jours plus tard, à quelques heures de ce référendum tant attendu que le président Barzani a maintenu contre vents, marées et pressions internationales plus ou moins cauteleuses ou brutales, me voici à Erbil, capitale de ce qui sera bientôt le Kurdistan. Pour rien au monde je n’aurais manqué ce rendez-vous. Rien ni per- sonne ne m’aurait dissuadé d’être là, ce jour-là, parmi ce peuple de peshmergas qui m’ont, eux aussi, de Jalulah à Sinjar, dans le fracas des batailles comme dans la douceur de l’amitié, honoré de leur confiance. Non pas que la naissance d’une nation m’émeuve en tant que telle. Mais, quand cette naissance est une délivrance, quand elle arrache un grand peuple à une oppression séculaire et sanglante, quand, aujourd’hui encore, elle voit se dresser face à elle tout ce que la région compte de républiques islamiques (Iran), islamiste (Turquie) ou de débris d’empire (l’Irak, pur produit du colonialisme britannique), quand elle fait que l’ordre du monde, enfin, promet de s’augmenter d’une démocratie nouvelle – laïque, pluraliste, tolérante avec les minorités, accueillante pour les chrétiens et les juifs, adepte de l’égalité entre femmes et hommes –, quelle joie ! J’y reviendrai.
On hésite, entre deux émotions de cette force, à prononcer le nom de M. Mélenchon. Mais je crains qu’il ne le faille. Car ce prospère sénateur à la retraite, ce pur produit du Parti socialiste et du système qu’il veut aujourd’hui « dégager », ce Tartarin qui n’en finit pas de se venger des humiliations infligées par François Mitterrand, François Hollande et les autres est un personnage, hélas, terriblement contemporain. Prenez sa dernière saillie en forme de leçon d’Histoire au président Macron. Il sait bien que ce n’est pas la rue, mais la Convention, qui a abattu les rois. Il sait que, loin de défaire Hitler, la rue allemande a commencé par l’élire, le porter en triomphe et le faire chancelier. Il est trop informé pour ignorer qu’en France même ce ne sont pas des supermanifs, hype et branchées, mais les vaillances conjuguées de Churchill, de Roosevelt et d’une petite armée de Français libres en rupture de ban avec, précisément, « la rue » qui sont venues à bout du pétainisme. Et je ne peux concevoir une seule seconde qu’il n’ait pas su ce qu’il faisait en évoquant dans la même phrase la résistance à Juppé, à la loi El Khomri et au nazisme. Pourquoi, alors, l’a-t-il fait ?
L’on ne voit à ce propos désolant qu’une explication plausible. C’est qu’il fait finalement partie, lui aussi, des politiques pour qui la vérité et l’Histoire n’ont plus aucune importance. C’est qu’il n’est plus ni gaucho, ni trotsko, ni Maduro, mais l’équivalent, en version braillarde, des spin doctors sans foi ni loi qui réduisent la belle langue du politique en éléments de langage dégénérés, sans substance, mais agissants. Et c’est que, sous ses grands airs de républicain à l’ancienne, nostalgique d’une éloquence tribunicienne en péril, il est en réalité de ceux qui, comme les Le Pen père et fille, ne voient dans le révisionnisme historique qu’une façon comme une autre de capter l’attention et de faire le buzz. On murmure que le président Macron ne serait pas fâché de l’avoir comme principal, voire unique opposant. De même que l’on disait, naguère, à l’aube de sa nouvelle carrière d’« insoumis », que l’inquiétant M. Buisson, qui inspirait le président Sarkozy, le conseillait et le poussait. Si cela est vrai, c’est un très mauvais calcul. Et nous ne tarderons pas à en payer, tous, le prix. Car, quand on passe ainsi de l’autre côté du discours, quand on fait commerce d’une parole sciemment et systématiquement démonétisée, quand on réduit le peuple à une masse de « gens » à qui l’on peut raconter n’importe quoi pour peu que le ressentiment y trouve son compte, c’est la volonté de néant qui se profile et, avec elle, l’annonce des tourmentes extrêmes. Tous dans la rue, écume le petit homme ! Et, tandis que l’écume, dans la tempête, se croit si puissante qu’elle se voit du panache, c’est toujours la mort qui gagne.
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