Votre livre paraît sous forme d’encart dans un magazine. C’est quoi, de la philosophie de rayon, un coup médiatique ?
Non. Ça m’a paru une manière moderne, intéressante, de le diffuser en l’incluant dans Globe. Il y a d’ailleurs un précédent à cela, qui m’écrase, bien sûr, c’est le « J’accuse » de Zola, paru dans L’Aurore, avant d’être publié chez Fasquelle. Toute proportion gardée, Éloge des intellectuels lui fait suite, qui est publié dans Globe avant de paraître chez Grasset.
Dans votre ouvrage, vous vous élevez contre les bateleurs de toute sorte qui occupent les médias et diffusent une pensée souvent simpliste. Mais n’avez-vous pas le sentiment d’avoir joué avec le feu en devenant vous-même un personnage très médiatique ?
Je suis, c’est vrai, quelqu’un qui a utilisé les médias. Je pense, en effet, que les intellectuels doivent s’en servir et apprendre à s’en servir. Rien ne me paraît plus ridicule que la position de ceux qui pleurnichent contre les médias. Mais je crois n’avoir jamais cédé sur les exigences de la pensée. Quoi qu’il en soit, le problème des médias ne me semble pas fondamental. Je ne reproche pas à Tapie ou à un autre d’être médiatisé. Ce que je reproche à l’époque, c’est d’avoir tendance à se contenter de messages simples, d’évidences, de valeurs sûres qui me semblent dangereuses pour la pensée et pour la démocratie.
Dans votre analyse, vous reprochez aux intellectuels de trop souvent se contenter d’une pensée « minimaliste ». Parmi les thèmes de celle-ci, vous relevez les droits de l’homme. Mais vous-même n’en avez pas fait l’un de vos chevaux de bataille ?
Bien sûr que si. Et je suis toujours autant attaché à cette cause. Je pense néanmoins qu’on ne peut pas réduire toute la réflexion philosophique et l’analyse à cette simple question. La pensée ne doit pas s’y arrêter. Les gens qui font des droits de l’homme l’alpha et l’omega de leur pensée acceptent le grand postulat du marxisme selon lequel on est arrivé à la fin de l’histoire. Le travail de l’intellectuel consiste à dépasser les idées simples, à les compliquer, notamment sur le problème des droits de l’homme qui, si on l’envisage dans son ensemble, efface toute différence entre les totalitarismes.
Vous parlez de l’engagement politique des intellectuels comme de la « plus perfide des foires aux vanités ». Est-ce que vous reconnaissez avoir été vaniteux ?
Il est sûr que lorsque je parle de l’intellectuel que l’on réveille au petit matin pour lui demander, voire exiger, sous peine de disqualification morale, sa signature au bas d’une pétition, c’est de moi que je parle. De même que lorsque j’évoque ces intellectuels qui courent aux quatre coins du monde, sur les lieux de douleur, un peu comme des chiens fous. Je reconnais avoir eu tendance à l’émiettement. Il m’arrive de penser que sur telle ou telle cause, je n’ai pas eu la constance requise. Mais ce n’est pas facile d’éviter la dispersion. Dans mon livre, je dis qu’il faut choisir ses morts. C’est une phrase terrible, une idée moralement insupportable. Et pourtant, une nécessité.
L’intellectuel doit avoir « le souci de l’autre », écrivez-vous. On a le sentiment que ce n’est pas toujours ce qui préoccupe en priorité un certain nombre de nos intellectuels ?
En ce qui me concerne, je crois avoir fourni la preuve, par mon parcours, que je me sentais l’obligé du monde. J’ai commencé ma carrière dans les charniers du Bangladesh et je l’ai poursuivie sur un certain nombre de théâtre où se jouait le malheur du monde. Lorsque nous sommes allés, avec Marek Halter, apporter des émetteurs-radio à la résistance afghane, je crois que nous avons donné l’exemple d’intellectuels qui n’étaient pas enfermés dans leur tour d’ivoire. Quant à l’image que j’ai à Paris, j’ai décidé, il y a longtemps, de ne plus m’en préoccuper, de laisser courir.
Vous évoquez le rôle de Coluche ou de Bob Geldof et soulignez que s’ils sont efficaces pour récolter de l’argent, pour le reste, il vaudrait mieux qu’ils se taisent. Cela veut-il dire que si on n’est pas un intellectuel, on n’a pas le droit d’avoir une pensée ?
La pensée est un travail complexe, parfois explosif, et pas seulement une affaire de bons sentiments. En Éthiopie, la preuve a été apportée que ceux qui prétendaient raisonner simplement, en faisant confiance aux sentiments, ont pris des responsabilités concrètes parfois terribles. Heureusement qu’il y a eu des intellectuels pour dire que les choses n’étaient pas si simples.
Dans la dernière partie de votre livre, vous évoquez l’intellectuel de demain, que vous qualifiez du « troisième type ». Il ne craint pas de dire son « goût du luxe, des femmes, des palaces », écrivez-vous. C’est vous ?
Non. Mais ce pourrait l’être. Ce que j’ai voulu dire, simplement, c’est que le temps de la schizophrénie doit s’achever. En tout intellectuel, il y a une part irrémédiable de légèreté, qu’il a pris l’habitude de mortifier. Ce n’est pas sain, et même absurde. On peut aimer les choses de la vie sans que cela n’entame en rien la réalité d’un engagement.
Votre conclusion, sur le retour des intellectuels, laisse un peu sur sa faim. On a l’impression que vous n’y croyez pas vraiment ?
C’est vrai que je suis indécis. Il est possible que l’espèce intellectuelle disparaisse. Je ne l’exclus pas. Le temps des intellectuels est peut-être terminé. Mais ce n’est pas fatal.
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