Je ne vais pas répondre à Tariq Ramadan ni, encore moins, débattre avec lui.

Qu’il soit antisémite ou qu’il ait, plus exactement, commis un texte antisémite où des intellectuels supposés juifs se sont trouvés stigmatisés comme tels, qu’il fasse partie de ces gens pour qui, quand Kouchner parle de l’Irak, ou Glucksmann de la Tchétchénie, ou moi de Daniel Pearl, ce n’est pas notre tête mais notre origine qui parle en nous, qu’il se trompe au passage dans ses comptages et embarque dans sa rafle de papier des gens dont les dépêches d’agence sont sans cesse obligées de préciser, dans de douteuses incises ou parenthèses, qu’ils ne sont « pas juifs », bref qu’il ait une vision raciste du monde et nous entraîne tous, bon gré mal gré, dans son délire, ce n’est pas une accusation, c’est un fait, et je n’ai finalement pas envie de m’attarder sur ce fait.

Non. Le vrai problème, c’est le type d’islam que prône cet intellectuel rusé, champion toutes catégories du double langage, et qui va, de plateau en plateau de télévision, poser, main sur le cœur, au grand réformateur – le vrai problème, la vraie urgence, c’est de montrer aux altermondialistes qui, de bonne foi sans doute, l’invitent à participer aux travaux du Forum social européen, l’autre face du personnage.

S’il est vrai, par exemple, que le prédicateur genevois prône le respect de surface, par les musulmans de France, des lois de leur pays, il n’en est pas moins vrai qu’il se défie de l’idée de laïcité, « simple étape », dit-il, dans une « tradition française » qui vient elle-même d’une « histoire à laquelle les musulmans n’ont pas contribué ».

S’il est vrai que nul, jamais, ne saurait être tenu pour responsable des fautes de ses pères, il reste que M.  Ramadan, chaque fois que lui est posée la question de la façon dont il se situe par rapport à l’héritage de son grand-père, le fondateur des Frères musulmans, Hassan Al-Banna, fait toujours le même type de réponse, à la fois embarrassée, légèrement distanciée, exigeant par exemple que soit contextualisé le rigorisme meurtrier de l’inventeur du fondamentalisme moderne, mais réaffirmant, au total, une profonde fidélité de principe  : entre mille exemples, disponible sur son site Internet, ce petit « lexique islamique » commandé, puis refusé, en septembre  1998, par Le Nouvel Observateur, où il commence par regretter qu’on ne connaisse ce grand homme, ce mystique, ce grand lecteur de Descartes et Aristote, qu’« à travers ce qu’en ont dit ses ennemis politiques », notamment « sionistes », et où il forme l’espoir que l’on « étudie la pensée et évalue l’action réelle du plus influent des réformistes musulmans de ce siècle ».

S’il est vrai, encore, que M.  Ramadan fait partie de ces leaders d’opinion musulmans qui ont condamné, dans les grands médias, les attentats-suicides du 11  septembre 2001, on ne peut que rester rêveur quand on lit, dans tel quotidien sud-fribourgeois (Lagruyère, 22  septembre 2001), qu’il reste à déterminer, selon lui, « à qui profite le crime » et que « la représentation diabolique que l’on se fait  de Ben Laden sert peut-être d’autres desseins géostratégiques, économiques ou politiques » – ou quand on découvre, dans le même « lexique islamique », au mot « martyre », que « le martyre pour défendre sa conviction quand elle est opprimée est le vrai témoignage, ash-shahada, le signe de la sincérité et de la profondeur ».

J’ajoute que, lorsque ce prétendu libéral évoque, dans le même lexique toujours, le cas du FIS algérien, il ne trouve à lui reprocher que de menues « maladresses » et « erreurs politiques » et continue, six ans et quelques dizaines de milliers de morts plus tard, à saluer les « voix constructives et raisonnables » de ses principaux dirigeants.

J’ajoute que, dans celui de ses livres, Les Musulmans dans la laïcité (Tawhik éditions), où il aborde la question concrète de ce qu’il faut dire à « nos enfants », cette « fangeuse deuxième génération » (sic) issue de l’immigration, lors de leur entrée à l’école républicaine, la réponse, notamment pour les jeunes filles, est une caricature de l’intégrisme le plus convenu  : piscines séparées, port du voile, aménagements multiples à une mixité qui ne peut que menacer les « principes de la pudeur musulmane », cours de culture islamique supposés réparer les outrages que feront aux « convictions des jeunes filles » les cours de biologie.

J’ajoute encore, et c’est peut-être le pire, que lorsque Hani Ramadan, son frère, qui dirigeait le Centre islamique de Genève, est relevé de ses fonctions, en septembre  2002, après publication dans Le Monde d’un point de vue expliquant que c’est le « Dieu d’amour qui a ordonné la lapidation de l’homme et de la femme adultère », notre grand pourfendeur de tous les communautarismes adopte une attitude dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle manque de clarté  : cette interview notamment, publiée le 13  novembre à Genève dans Le Courrier, où il se contente de noter que son frère a une lecture du Coran « plus littérale », en effet, que la sienne, et où il ajoute surtout – et c’est bien en son nom, là, qu’il parle que l’affaire est sérieuse, que « des savants » ont énoncé les « conditions très précises » pouvant « justifier » une lapidation, et qu’il propose, lui, pour le moment, un « moratoire » sur les « peines corporelles » laissant le temps de « déterminer strictement la nature des conditions requises ».

Et je ne parle pas, enfin, des révélations faites par la presse suisse l’été dernier, et étrangement peu reprises dans les journaux français, sur les investigations du juge antiterroriste Balthazar Garzon chargé des enquêtes sur les réseaux de Ben Laden en Espagne  : liens de Ramadan avec l’islamiste algérien, financier d’Al-Qaida, Ahmed Brahim  ; contacts de Brahim avec la librairie Tahwid, base lyonnaise de Ramadan et éditrice de ses principaux livres  ; confirmation, en fait, des soupçons formulés par le père Christian Delorme, ancien compagnon de route des jeunes musulmans lyonnais, expliquant (Le Monde du 11  février) que, là où l’UJM, l’organisation de Ramadan, est forte, « on constate un durcissement des identités religieuses ».

Peut-être l’homme évoluera-t-il avec le temps.

Peut-être est-il déjà en chemin et son itinéraire sera-t-il, à l’arrivée, celui d’autres fondamentalistes que l’on a vu se convertir, au terme d’un long et douloureux travail sur soi, à cet islam de bienveillance et de douceur que prêche aussi le Coran.

Pour l’heure, nous n’en sommes pas là. Rien dans ce qu’il dit et écrit ne vient encore contredire la terrible prédiction d’Hassan El-Tourabi, le pape soudanais de l’intégrisme, annonçant, à Khartoum, au milieu des années 1990, que « l’avenir de l’islam, c’est Tariq Ramadan ». Et c’est pourquoi j’estime, avec d’autres, beaucoup d’autres, responsables associatifs, politiques, simples citoyens, militants de base d’Attac, que les dirigeants altermondialistes qui s’obstineraient à vouloir l’accueillir commettraient une grave faute morale et politique.

Le débat sur les deux islams est, à coup sûr, le grand débat du moment. Le corps-à-corps, le combat, sur le double front de l’islamophobie d’un côté, du fondamentalisme de l’autre, sera, nous en sommes tous d’accord, la grande affaire du siècle qui commence. Ne l’abordons pas, ce combat, en nous trompant d’alliés. Ne prenons pas le risque, en confondant les héritiers de Massoud et ceux des Frères musulmans, d’affaiblir ceux qui, en France et ailleurs, luttent pour un islam des Lumières.

Il y a des femmes par exemple qui, en Algérie, en Iran, au Pakistan, risquent leur vie, chaque matin, pour, en montrant simplement leur visage, donner une autre image de leur foi : c’est elles, chers altermondialistes, que nous trahissons en offrant nos tribunes à ceux qui les humilient ; c’est elles que nous prenons le risque de désespérer, quand, par légèreté, inconscience ou, pire, entêtement, nous légitimons leurs ennemis.


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