Dix ans après, où en sommes-nous ?

Al-Qaïda n’est pas tout à fait mort, bien sûr.

Du Sahel au Yémen, du Nigeria à l’Ouzbékistan ou dans le Caucase, le cancer terroriste n’en finit pas de métastaser. Les talibans qui, en Afghanistan, en étaient l’armée de réserve la plus nombreuse progressent, hélas, eux aussi, à la faveur du retrait annoncé des Occidentaux.

Les groupes djihadistes pakistanais sur lesquels j’avais enquêté en 2002 et 2003, les Jaish-e-Mohamed, Lashkar-e-Toiba et autres Lashkar-e-Jhangvi, qui s’étaient coalisés au moment et autour du meurtre de Daniel Pearl, continuent de prospérer, non seulement dans les zones tribales du pays, mais à Islamabad et Karachi.

Et rien ne dit qu’à cet instant même, à la minute où j’écris ces lignes, un nouveau Khalid Cheikh Mohammed, l’architecte de l’assaut de 2001 contre les tours jumelles de New York, ne soit pas en train de préparer une nouvelle attaque, d’un nouveau style, sorte d’attaque anniversaire qui se voudrait tout aussi meurtrière.

Reste que la tendance de fond, la vraie, n’est pas celle-là et, si l’on fait un bilan honnête de ces dix ans de lutte, à l’intérieur et à l’extérieur du monde arabo-musulman, contre Al-Qaïda et ses succursales, force est de constater que les assassins sont, sinon en déroute, du moins en très sérieux recul.

Il y a la mort de Ben Laden qui, quoi que l’on nous raconte de la structure décentralisée, franchisée, de l’organisation, leur a porté un coup très dur.

Il y a la question pakistanaise qui est, je le répète, loin d’être résolue mais qui est posée, enfin posée, et c’était, d’une certaine façon, l’essentiel : quelle différence avec les années Bush où l’on s’obstinait à traiter en État allié, voire en État ami, le plus voyou des États voyous, celui qui hébergeait les cerveaux de l’organisation, la base de la Base – sa base arrière, sa base de masse, sa base politique, idéologique, économique, financière.

Il y a le travail des grands services secrets, occidentaux et arabes, dont on apprendra un jour qu’ils ont, main dans la main, déjoué, tout au long de la décennie, quelques tentatives de réédition de la tragédie dont on commémore aujourd’hui, à New York et dans le monde, les presque 3 000 victimes (compris les héroïques pompiers de la ville).

Il y a le monde arabo-musulman dont on a assez fustigé les timidités, quand ce n’étaient pas les lâchetés, pour ne pas saluer la prise de conscience dont il est aujourd’hui le théâtre. Cela a commencé avec les Facebookers de Tunis et du Caire découvrant qu’il y avait une autre solution, pour la jeunesse de leurs pays, que le face-à-face terrifiant et, au fond, complice de la dictature et du djihad : ce que l’on a appelé « le printemps arabe », qu’est-ce d’autre, dans l’hypothèse la plus pessimiste, que la réduction du djihadisme au rang d’idéologie parmi d’autres, noyée parmi les autres, marginalisée – et privée, plus important encore, de l’aura dont elle jouissait quand elle prétendait s’autoriser de tous les prestiges conjoints de la radicalité, de l’audace et du monopole de l’opposition aux dictatures en place ? Et cela s’est poursuivi avec les révoltés de Benghazi découvrant, avec stupeur, le visage d’un Occident dont on leur ressassait depuis le berceau qu’il n’était bon qu’à leur sucer le sang et qui, soudain, leur tendait la main, les sauvait d’un massacre annoncé et les aidait à se libérer d’un joug supposé invincible : je tiens que la guerre de Libye est le premier coup porté, et un coup probablement fatal, à cette idée d’un « clash des civilisations » qui, avant d’être une idée américaine, fut l’idée des fous de Dieu et, à partir de là, le terrain, le terreau, le ciment de leurs organisations terroristes – et c’est d’ailleurs pourquoi je tiens cette guerre désormais gagnée pour une antiguerre d’Irak, le contraire de l’espèce de punition collective, de réplique, que voulait aussi être la guerre américaine à Bagdad et c’est également pourquoi je la tiens pour un événement historiquement décisif.

Et puis il y a le fait, enfin, et par voie de conséquence, que la part qui survit de cette Internationale de la terreur apparaît de plus en plus, aux yeux même de ceux qu’il faudrait embrigader et séduire, comme ce qu’elle a toujours été, mais en secret : une organisation criminelle, un gang, dont le gros des victimes se compte, jusqu’à nouvel ordre, parmi les musulmans eux-mêmes et dont les parrains n’ont jamais vu l’islam autrement que comme un alibi, un instrument de recrutement et de pouvoir, une couverture – honte à eux ! Et cette lucidité nouvelle représente un progrès décisif car un gang, si puissant soit-il, ne peut plus prétendre à ce statut magique de Grande Organisation offrant à des peuples crédules, drogués à la soumission, un projet de civilisation alternatif…

Je ne dis pas que la partie soit finie. Mais je dis qu’elle change de nature. Et que cette bataille-ci, cette opération de police planétaire où il va s’agir d’isoler, encore et encore, les derniers foyers de terreur, on a les moyens et, dorénavant, le courage de les mener – modérés du monde arabo-musulman alliés aux Occidentaux. Al-Qaïda a perdu.


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