Les Derniers jours de Charles Baudelaire, roman, cisèle un profil en même temps qu’il épaissit une énigme, celles des années Lévy. À 20 ans, c’était un normalien de la promotion 1968 qui connut ce vertige français où se querellent l’ambition, la rage et les mots. Il donna dans le journalisme, alla chercher au Bangladesh sa Voie royale, mais oublia de voler des statues. Déjà en Lévy une gloire cherchait son sillon, piaffait devant les Bastille inventées. Un soir de 1977, la France d’Apostrophes découvrir, ébahie, comment une mouche philosophique peut écraser le marteau stalinien. Le PCF, pourtant expert en purges, voyait fondre sur lui l’ange de l’Apocalypse : Lévy billancourisait le désespoir et poussait à la décimation les armées du Colonel-Fabien. On comprit vite que ce rhéteur préraphaélite, frappant la cadence apprise chez Chateaubriand, était un manitou du choc cortical, sachant comme personne tenir en suspens le cobra cathodique. François Mitterrand, qui l’appréciait aurait pu murmurer de lui ce que Barrès susurra aux obsèques de Proust : « C’était notre jeune homme. » Mais il y avait aussi du Barbare barrésien chez ce ténébreux qui, penché sur l’Oronte, publia Les Indes rouges, puis le recueil de ses Impressions d’Asie.
Par lui, les intellectuels parisiens, comme le Narrateur devant Albertine, découvrirent les violences de la jalousie. Lévy devenait le maître étalon du ressentiment, à l’aune duquel ses détracteurs mesuraient parfois le dégoût secret qu’ils avaient d’eux-mêmes. Car Lévy, quoi qu’on en dise, ne fit jamais défection au courage, et paya son tribut aux actes. Ce Narcisse crispé qui écrivit un Éloge des intellectuels faisait aux marches du Cambodge et devant les ambassades totalitaires le sacrifice de ses orages à la vertu des combats, l’oblation de ses tourments à la morale du juste droit.
Mais ce qu’il avait voulu abjurer le hantait encore. On le vit, dans une adaptation télévisée d’Aurélien, incarner un personnage du stalinien Aragon. L’avant-guerre rôdait. Il eut peur de son ombre, et la tua : Le Diable en tête était le roman d’un Drieu inversé, un requiem pour le siècle des fusils et des miroirs. BHL était de cette génération qui, en politique, avait donné à la France une leçon de ténèbre et, en amour, redécouvert la belle urgence qui fait céder les femmes rebelles. À la barre du pub Twickenham, son ermitage, il affichait des mines de Lorenzaccio convalescent. Baudelaire venait, et cette mesure de la mort à laquelle un auteur, s’il veut être un écrivain, doit un jour s’affronter.
La scène est à Bruxelles, Hôtel du Grand Miroir, vers le début 1866. Baudelaire, tombé du lupanar, haut-de-forme en soie, parfumé à l’absinthe et au laudanum, commence dans les spasmes de la mémoire une longue agonie. Un jeune homme, le narrateur, s’est insinué dans son intimité et consigne, sous la dictée du poète, le testament du Diable. Écrivain contraint à l’enfer pour avoir brûlé la terre, Charles Baudelaire repasse, en quelques nuits de feu, ses « vies antérieures ». Dans ce siècle qu’il voit dominé par Victor Hugo – le messianisme poseur – et par les Belges – le peuple des philistins – Baudelaire récite comme une fleur du mal les actes de sa vie, traversée de beaux-pères abusifs, de succubes féminins et de poèmes condamnés.
Pour instruire le dossier Baudelaire, le romancier Lévy a construit un prétoire à plusieurs voix : outre le narrateur principal, interviennent les récits de la logeuse belge du poète, du prêtre appelé à son chevet et d’un compagnon de bordée. Le narrateur produira, chemin faisant, des lettres de l’éditeur Poulet-Malassis et de Mme Aupick, la mère louve, ainsi qu’un fragment du journal de Jeanne Duval, la muse créole à la chevelure de musc et de havane. Toutes ces pièces, aux registres alternés, sont bien sûr des forgeries romanesques de Lévy. Elles composent comme un manuscrit polyphone un puzzle de points de vue rassemblés autour du silence, de l’aphasie dernière du poète muet. Cette « savante rotation d’aspects » qu’Albert Thibaudet décelait chez le Flaubert de L’Éducation sentimentale, Lévy la reproduit là avec une ruse dialectique, des renversements de champ, de tremblé de l’interprétation qui désignent l’ancien khâgneux de haut vol.
On songe par force à l’essai que Sartre, en 1947, consacra au poète. Baudelaire y était un enfant mortifié, devenant par rancune, à travers le dandysme, une statue humaine, un objet soustrait au monde des hommes. Chez Lévy, ce marbre se réchauffe. Plutôt que le beau-fils martyr du général Aupick, Baudelaire est ici, détail oublié, le fils d’un prêtre défroqué. Il en essuiera toute sa vie la honte, descendant aux abîmes comme un pécheur en attente du jugement. Poète convulsionnaire, plutôt que révolutionnaire, il éprouve que les vrais symptômes d’insurrection sont ceux que son corps, jusqu’à l’aphasie finale, lui inflige.
Écrite « à la pâte clarté des lampes languissantes », dans le frémissement de son modèle, cette perdition de Baudelaire dissèque son art poétique, en même temps qu’elle l’illustre : l’écriture de Lévy se sculpte comme une ombre, le phrasé s’accélère comme un tempo. Pour peindre Baudelaire, il fallait Nadar et Delacroix : l’exception poétique que fut Baudelaire se trouve ici captée au point où le réalisme rencontre le vertige, où la biographie se teinte d’une tâche de ténèbres. Non pas le Baudelaire de Constantin Guys, mais celui de Mallarmé. De cette chambre mortuaire où valse le passé, Lévy a fait le roman d’un damné.
Mais plus souvent qu’à son tour cette prosopopée d’un poète mort sonne comme le plaidoyer d’un vivant. Rassemblez les éclats de ce médaillon lézardé, « ce port farouche, ces narines retenues, ce menton véhément », et vous aurez, en palimpseste, le portrait du philosophe en poète, une possible figure de Bernard-Henri Lévy. Théophile Gautier, cité par Lévy, disait que la critique est à l’artiste ce que l’eunuque est au grand vizir. Il est heureux que l’auteur de ces lignes, critique de sa condition, n’ait pas eu à subir cette mutilation ottomane pour dire le bien qu’il pense du dernier livre de Bernard-Henri Lévy.
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