Merci, Liliane Lazar, de ces mots de bienvenue. Je suis heureux et ému de me retrouver ici, à vos côtés, aux côtés de Michel Rybalka, de Michel Contat, de vous tous et, bien sûr, de Julia Kristeva qui partage avec moi, l’espace d’une journée, ce statut d’invité d’honneur au sein de votre petite famille. J’emploie ce mot de famille au sens que lui donnait Sartre : cette petite famille sartrienne que vous maintenez, n’est-ce pas, à travers notamment le bulletin que publie Michel Rybalka avec tant d’obstination, de talent, de vigilance. Je suis très heureux de me retrouver à nouveau donc parmi vous, dans cette compagnie sartrienne qui m’a, voici trois ans, si généreusement accueilli et qui me donne à nouveau, non moins généreusement, l’hospitalité.

J’ai fait beaucoup de choses depuis ce Sartre auquel Liliane Lazar faisait allusion à l’instant. Je me suis beaucoup éloigné de Sartre dans l’espace. J’ai fait des reportages qui m’ont mené très loin dans le monde et très loin aussi dans le temps. Mais par le cœur, par la raison, par l’intelligence que j’essaie d’appliquer aux choses que je vois, à mes « choses vues », sûrement pas – j’ai le sentiment de m’être, non éloigné, mais rapproché, au contraire, de ce Sartre journaliste, de ce Sartre grand journaliste dont vous savez que j’ai fait l’éloge. Et c’est la raison pour laquelle je suis si ému, trois ans après notre précédente rencontre, de me retrouver ici dans ce même amphithéâtre, à cette même table, aux côtés de Michel Rybalka et de Liliane Lazar.

Je voudrais vous dire aussi que je viens d’arriver, il y a une heure à peine, de New York où je suis allé rencontrer un éditeur au nom assez sartrien, Melville House. Il devrait tin- ter, ce nom, à l’oreille des sartriens que vous êtes tous ici. Il se trouve que c’est mon éditeur et que je suis allé le voir pour réviser la traduction de mon dernier livre, Qui a tué Daniel Pearl ?, qui n’est pas le moins sartrien de mes livres. J’ai passé une semaine, à New York, à m’occuper de ce livre, bien sûr, mais aussi à penser à ce qui nous rassemble aujourd’hui, à penser à Sartre, à penser à Simone de Beauvoir, puisque New York, vous le savez, a tellement compté pour eux ! C’est une ville qui les a, l’un comme l’autre, si profondément bouleversés, inspirés, et dans laquelle je n’ai pas pu m’empêcher, à chaque pas, de penser à eux deux ! Simone de Beauvoir s’y rend, après Chicago, avec Nelson Algren : et la ville, aujourd’hui encore, et pour moi, est tout inspirée d’eux – les boîtes de Harlem, les clubs de musique et de jazz de Brooklyn, la Brewery dont ils étaient des habitués. Et quant à Sartre, il a été ce grand amoureux, paradoxal sans doute, ambigu, mais enfin amoureux quand même, de la ville de New York: un amour qui ne s’est jamais démenti jusque dans les périodes où il a sombré dans le pire antiaméricanisme politique ; ne savons-nous pas, au demeurant, que c’est l’un des mérites de la littérature, l’une des vertus des très grands écrivains, que d’alléger, autour d’eux et en eux, ce que la passion politique peut avoir de trop réducteur, de trop lourd ? cette façon qu’a la littérature de tenir bon contre la passion politique, et de la contrer, de la tempérer, n’est-ce pas la loi chez les très grands ? eh bien c’est ce qui est arrivé à Sartre et Beauvoir ; ils tiennent sur les États-Unis, leur politique, des propos extraordinairement sommaires, indignes de l’immense force, de l’intelligence et du talent qui étaient les leurs ; mais voici que, en vertu d’une espèce de justice immanente qui est la vérité même de la littérature, ces jugements sommaires se trouvaient allégés, corrigés, transformés, dès que le regard littéraire l’emporte et s’empare d’eux. Lorsque Sartre, par exemple, parle de cette soudaine lassitude qui s’empare des visages lorsque les lampadaires s’allument sur Broadway, lorsque, dans ce texte célèbre, il décrit New York la romanesque, la poétique, il est clair que ces pages, ces phrases, emportent tout sur leur passage, elles pulvérisent tout ce que la politique pouvait alourdir dans son discours.

Donc j’arrive de New York, où j’étais encore il y a une douzaine d’heures. Et, si je vous dis cela, ce n’est pas seulement pour vous dire que je n’ai cessé de penser à Sartre et à Beauvoir. Mais c’est pour vous demander de comprendre que le temps m’a manqué pour véritablement retravailler autour du sujet qui nous rassemble aujourd’hui. De là, pardonnez-le, le caractère peut-être un peu sommaire de ces remarques d’aujourd’hui. D’autant que, pour en finir avec ces préliminaires, je dois vous faire un dernier aveu : si j’ai une toute petite compétence et une toute petite connaissance, désormais, après ces quelques années passées dans sa compagnie, sur la question Sartre, je crains de n’en avoir guère, infiniment moins que vous et que vos amis de la Société Simone de Beauvoir, infiniment moins que mon amie Julia, sur l’œuvre de Simone de Beauvoir, que je ne connais pas bien.

Et non seulement je ne la connais pas bien mais je dois aussi à la vérité de dire que, sur la question qui a fâché, qui a fait débat et querelle à la fin de la vie de Sartre, ma position à l’époque et surtout plus tard, au moment de l’écriture du Siècle de Sartre, n’était sûrement pas la même que celle de votre Société d’études beauvoiriennes et des amis qui la représentent ici. Je pense à la question du dernier Sartre. A la question de L’Espoir maintenant. A la question, si vous préférez, de Pierre Victor (Benny Lévy, alors, s’appelait encore Pierre Victor) et du véritable schisme qui traverse la famille sartrienne au moment où paraissent, dans L’Observateur, la série des entretiens qui deviendront le livre fameux où Sartre donne le sentiment de renier toute une partie de son œuvre ou de penser tellement hors de soi, de se casser si violemment les os de la tête, comme il disait, que les sartriens ne le reconnaissent plus. Bref, dans ce débat, face à ce vieux Sartre redevenant un jeune Sartre, face à ce vieil homme qui, sous l’influence de Benny Lévy, recommence de philosopher, j’ai pris le parti de Lévy alors que vous êtes nombreux, je sup- pose, à avoir pris l’autre parti, celui de Simone de Beauvoir qui a été tellement blessée de tout cela. J’ai lu récemment, dans le livre de Claudine Monteil, la relation très fidèle et, surtout, très émouvante de ce qui se produit dans la vie et l’âme de Simone de Beauvoir quand apparaît dans la vie de Sartre, non seulement Benny Lévy, alias Pierre Victor, mais aussi Ariette Elkaïm, la fille adoptive de l’écrivain. Il y a dans le livre, notamment, la scène très belle de ce rendez-vous où Sartre, qui ne voit plus, attend Simone de Beauvoir, la reconnaît à son ombre, et lui demande comment elle est habillée ce matin. Elle lui dit : « j’ai mon chemisier jaune que vous avez toujours tant aimé ». Sartre, gêné, l’informe qu’il a une chose importante à lui dire. « Mon petit Castor, lui dit-il, nous avons, vous et moi, le même âge ; que se passera-t-il quand je ne serai plus là ? qui s’occupera de mon œuvre et de ma mémoire ? » Et c’est à ce moment-là qu’il parle de son désir, de sa décision, d’adopter Ariette Elkaïm.

Tout cela est connu. Ce schisme sartrien, ce grand partage qui n’est pas un partage contingent, qui n’est pas un partage frivole, vous l’avez tous présent à l’esprit. Et évidemment ma position, que vous connaissez, n’est pas la vôtre. Dans Le Siècle de Sartre, ma thèse était que le vieux Sartre, en vertu de l’un de ces retours magnifiques, de l’une de ces nouvelles jeunesses qui viennent parfois à de très grands vieillards, pose alors les pierres d’angle de ce qui aurait pu devenir l’ultime étape, et peut-être la plus accomplie, de son système philosophique.

Donc, je ne connais pas Beauvoir. Je ne suis pas sûr, sur cette question essentielle, d’avoir une position qui vous apparaisse comme très orthodoxe. Mais enfin, vous m’avez demandé d’être là ce matin pour ouvrir votre journée de travaux et de discussions, et c’est avec beaucoup de joie que je le fais, dans les limites encore une fois de ma relative incompétence.

Puisque vous m’avez offert le privilège de commencer, je voudrais vous proposer, de manière très sommaire, très schématique, quelques hypothèses dont je ne suis pas sûr qu’elles soient vérifiables, mais enfin qui sont des hypothèses autour desquelles je tournais à l’époque du Siècle de Sartre. Ces hypothèses, il m’est arrivé d’y revenir depuis. Car, je vous le répète, tant Daniel Pearl que l’Angola ou le Burundi ne m’ont jamais tout à fait éloigné de Sartre et de la pensée-Sartre. Et ces hypothèses donc, ces hypothèses nées de ces années passées dans l’ombre de Sartre, il m’est arrivé d’y repenser depuis et elles ne m’ont pas semblé s’infirmer avec le temps. C’est cela que je voudrais, très rapidement, évoquer ce matin devant vous.

En gros, ce que je pense c’est que cette question des rapports Sartre-Beauvoir est une question que l’on a tout juste commencé de penser. Ce n’est pas une question, c’est une friche. C’est un point aveugle des études sartriennes. Il y a là un champ de pensée, un chantier à la fois biographique et philosophique, qui devrait s’ouvrir tant aux beauvoiriens qu’aux sartriens, mais qui ne l’est guère. Et ce que je pense, surtout, c’est qu’il y a une intrication des deux œuvres qui est passée, jusqu’ici, relativement inaperçue. Simone de Beauvoir a sa propre œuvre, bien entendu. Cette œuvre a sa spécificité, sa force propres. Sans doute est-elle d’ailleurs, en tant que telle, l’un des écrivains majeurs du XXe siècle, au même titre que Sartre, quoique d’une manière, évidemment, différente. Mais ce n’est pas de cela que je veux parler. Les quelques remarques que je voudrais présenter n’ont pas trait à Beauvoir elle-même mais à cette relation de Beauvoir à Sartre. Sartre dans Beauvoir ou plutôt, parce que c’est ce que je connais un peu moins mal, Beauvoir dans Sartre, la place de la pensée de Beauvoir, du texte de Beauvoir, dans l’œuvre, dans l’architecture, dans la maison, de Sartre, voilà mon sujet.

Déjà son nom ou, plus exactement, son surnom. Tout part, à mon avis, de là : de ce nom, ou de ce surnom – tout part de ce surnom, « le Castor », dont je ne suis pas sûr qu’on ait épuisé tous les mystères. Le Castor, donc… D’où ça vient, ce surnom de « Castor » ? J’ai toujours pensé, et je l’ai dit dans mon livre, qu’il a été emprunté par le couple Sartre-Beauvoir à un écrivain de leur génération, Jean Cocteau, dans une page célèbre du Potomak. Or qu’est-ce que « le Castor », dans cette page ? C’est, dit Cocteau, le « grand architecte ». C’est l’architecte de la –« maison » que chacun constitue autour de soi. Donc, voilà. C’est le cœur de mon hypothèse. Je suis sûr qu’ils ont pensé à cela. Il y a, dans l’œuvre de Sartre, assez de références codées à Cocteau, pour que je pense que cette référence-là était consciente. Et je ne suis pas sûr que, de cela, de ce sens du nom Castor, les études sartriennes, malgré leur fécondité depuis vingt ans, aient pris toute la mesure. Le Castor comme architecte de la maison Sartre.

Un exemple. Celui de la morale. Cette fameuse morale sartrienne dont Sartre n’a cessé de parler et qu’il n’a cessé d’annoncer. Ce fut le cas d’autres livres, certes. Sauf que les autres livres, il les donnait. Il finissait toujours par les donner. Mais celui-là, comme vous le savez, il ne l’a jamais donné. Jamais. Eh bien j’ai souvent eu le sentiment que Sartre n’a jamais donné sa morale parce que, d’une certaine manière, Simone de Beauvoir l’avait donnée à sa place. Ça s’appelle Pour une morale de l’ambiguïté. Et il me semble qu’il y aurait là une piste de réflexion pour un beauvoirien ou une beauvoirienne plus compétents que je ne le suis, et dont la compétence se doublerait d’une compétence sartrienne.

Un autre exemple. La philosophie. Le travail philosophique de Sartre. Nous savons comment lisait Sartre. Nous savons la manière hussarde, parfois sauvage, qu’il avait de lire. Et nous savons combien certains de ses grands contemporains le lui ont reproché. Vous connaissez, par exemple, le jugement de Heidegger sur un Sartre qu’il n’avait d’ailleurs pas lu lui non plus. Vous connaissez le jugement de Horkheimer lorsque Sartre arrive, justement, à New York et qu’il refuse de le rencontrer, en disant : « je ne veux pas rencontrer ce truand, ce racketteur ». Bon. C’est idiot, bien sûr. Sartre était un extra- ordinaire lecteur, au contraire. Il lit admirablement Flaubert. Baudelaire. Les philosophes. Mais enfin il y a le fait, quand même, que Sartre va vite, parfois trop vite. C’est un philosophe au sabre. Il fonctionne par intuitions fulgurantes et avec, parfois, une connaissance trop rapide des textes. Et mon hypothèse c’est que, dans le chantier de lecture sartrien, dans la mine philosophique qui a nourri L’Être et le néant, puis La Critique de la raison dialectique, mais surtout L’Être et le néant, je suis convaincu que le travail du Castor, de l’architecte de la maison Sartre, a joué, pesé, opéré. Je pense en gros que la lecture sartrienne de La Phénoménologie de l’esprit, en 1942, doit beaucoup à la lecture beauvoirienne.

La politique. Autre région du système Sartre et non la moindre. On a parfois le sentiment, les étrangers à la maison Sartre et à la maison Beauvoir ont le sentiment, en tout cas, d’un Sartre en première ligne, et d’une Simone de Beauvoir qui l’accompagne ou le suit. Vieille vision. Vieux cliché. C’est très exactement, d’ailleurs, la vision qu’ont les staliniens du couple : quand Sartre et Beauvoir arrivent à Moscou, ils sont présentés, que dis-je ? ils ne sont même pas présentés, ils sont immédiatement perçus par leurs interlocuteurs soviétiques, et de manière si insistante que les intéressés ne prennent même pas la peine de le démentir, comme Monsieur et Madame Sartre. Simone de Beauvoir le raconte très drôlement dans ses mémoires. Elle dit bien comment il était inutile, tant le malentendu semblait convenir à tout le monde, de tenter même de démentir. Je crois, là encore, que les choses sont beaucoup moins simples et que le rôle poli- tique de Simone de Beauvoir, sur un certain nombre de questions essentielles, devrait être réévalué. Je pense à Prague 1968. A l’épisode du « Secours rouge ». Je pense à l’épisode 56, l’épisode Budapest, où il serait facile d’établir que, dans le sursaut sartrien, dans ce moment de lucidité relative, mais d’honneur en tout cas, le rôle de Simone de Beauvoir et de sa propre lucidité a très certainement été essentiel.

Autre exemple encore. C’est peut-être davantage le romancier qui parle, ici, que le philosophe. Mais enfin l’image que j’ai de ces ceux-là est l’image d’un couple d’écrivains autant que de philosophes et je suis convaincu que Simone de Beau- voir a écrit, par exemple, ses mémoires pour deux. Tout compte fait, et La Force de l’âge, et La Force des choses, ce sont les mémoires de Simone de Beauvoir. Mais ce sont aussi les mémoires que Sartre ne pouvait pas écrire, pour des rai- sons à la fois biographiques et philosophiques très profondes. Vous savez ce que Sartre pensait du principe même d’une autobiographie. Vous savez le soin, le point d’honneur, qu’il mettait à n’être surtout pas fidèle à soi. Vous savez sa critique de l’intime, son refus de l’intériorité et de ses analyses. Vous savez combien cet homme fut un homme de l’extime, complètement étranger au pacte autobiographique et à ses conventions. Eh bien, je crois que Beauvoir les a écrites, ses Mémoires, pour deux. Je crois que la suite des Mots c’est elle, Beauvoir, qui l’a donnée.

Beauvoir, d’ailleurs, a été très tôt, et sur les terrains les plus divers, le regard de Sartre. A croire qu’une sorte de prédisposition patronymique avait, de tout temps, annoncé cela. Beau- voir ou beau voir ? Simone de Beauvoir ou le beau voir, le beau regard, le regard manquant, notamment dans la dernière période, celle de la cécité. Vous connaissez tous la scène si belle, 1960, peut-être 1961, où Simone de Beauvoir est le premier témoin de la cécité qui arrive. Ils sont côte à côte dans le petit appartement du boulevard Raspail, en train de travailler chacun à son livre. Sartre a dû, comme à son habitude, faire un usage immodéré de Maxiton et de Corydrane. Et, soudain, il se prend la tête dans les mains et geint douce- ment. Sa compagne s’inquiète. Elle lui retire les mains du visage. Et elle découvre qu’il a l’œil congestionné, rouge, avec des douleurs terribles. C’est la première fois, raconte- t-elle dans ses Mémoires, dans La Cérémonie des adieux je pense, qu’elle a le sentiment que l’âge est en train de frapper. Il est en train de frapper au lieu le plus crucial, le plus stratégique, de la philosophie sartrienne qui est, le détail ne vous a pas échappé, une philosophie du regard, une philosophie de l’œil, une ontologie de l’œil et du regard, une ontologie qui dit, en gros, qu’être c’est être vu, que l’on n’est pas quand on n’est pas sous un regard. Et c’est donc là que Sartre, compagnon de Simone, se voit frappé, dès 1961, par un coup qui évidera, dès lors, tous ses effets jusqu’à la cécité finale.

Bien. Vous savez tous, mieux que moi, combien Simone de Beauvoir sera, à partir de ce moment-là, l’instrument du voir sartrien. Vous savez comment, jusqu’à Victor, alias Benny Lévy, qui sera lui aussi les yeux de cet aveugle et qui lui donnera, lui aussi, des yeux pour voir et des oreilles pour entendre la vérité de certains textes, vous savez tous à quel point Beauvoir va se mettre, là, à habiter pleinement son nom. En sorte que, si l’on veut bien penser à ce qu’était la philosophie sartrienne, on s’aperçoit qu’il y a eu là un rôle magnifique, un rôle essentiel, une implication au cœur même de l’ontologie et du dispositif sartriens. Pas une péripétie biographique, non. Pas un rôle d’infirmière. Pas une histoire de pure physiologie. On est au cœur de la métaphysique sartrienne – cette métaphysique du regard qui se trouve privée de son organe recteur auquel le beau voir beauvoirien se substitue.

J’ai raconté, dans Le Siècle de Sartre, cette conversation que j’ai eue, il y a une vingtaine d’années, avec Borges, cet autre grand aveugle de la littérature contemporaine. Il m’avait expliqué pourquoi Sartre était infiniment plus mal loti que lui dans cette histoire de cécité, dans cette histoire de l’œil, qui est l’histoire de leurs littératures et de leurs philosophies respectives. « Encore moi, disait-il, je me suis toujours préparé à la cécité. J’ai toujours su que je deviendrais un jour aveugle. J’ai fait des exercices de cécité tout au long de mon existence. Je m’exerçais à voir sans voir, je m’exerçais à faire l’aveugle. Mais lui, ce philosophe de l’extrême lucidité, ce philosophe du regard, pour lui, la perte du regard a été une catastrophe non seulement physiologique mais philosophique, une catastrophe métaphysique. » Et, ce jour-là donc, à Milan, j’ai ré- pondu à Borges : « oui, mais Beauvoir – sa chance ce fut le beau voir de Beauvoir ; et il n’a pas encore, ce beau voir-là, révélé, lâché, tous ses secrets ».

Je passe sur le rôle, biographique cette fois-ci, de Simone de Beauvoir dans la vie de Sartre. Je me souviens – mais je ne les évoquerai que pour mémoire – de toute une série de textes très beaux, très forts, très émouvants dans les Carnets de la drôle de guerre ou dans les Lettres au Castor où Sartre explique à Simone de Beauvoir et, encore plus tard, jusqu’à l’époque Dolores, jusqu’à l’époque Nelson Algren, quand l’un et l’autre sont embarqués dans des aventures amoureuses qui semblent les requérir tout entiers, je me souviens de textes de Sartre, donc, dans les Carnets, dans les Lettres, où il dit et répète à Simone de Beauvoir qu’elle est, ce sont ses mots, son «petit juge», le «censeur» dont il requiert le jugement, une sorte de « surmoi » littéraire, un surmoi vital et philosophique sans lequel l’économie, la topique, de la subjectivité sartrienne ne seraient pas ce qu’elles sont. Que serait la topique sartrienne, oui, sans ce surmoi beauvoirien ? Que serait sa vie, son œuvre, sans ce regard constant et constamment requis ?

Je parlais tout à l’heure de ce dernier épisode, l’épisode Pierre Victor, l’épisode de ce dernier livre et de ce scandale qui a secoué la famille Sartre et dont les échos sont allés, sont parvenus, ont explosé très au-delà de la famille, ont été une affaire nationale. Eh bien il y a eu un autre scandale. Il y a eu un autre épisode producteur de schisme, à peu de temps de là. Cet épisode-là c’est Simone de Beauvoir qui en a été, cette fois, l’actrice principale. C’est la publication de La Cérémonie des adieux. Ce livre, vous vous en souvenez, ce livre de Simone de Beauvoir, a fait, lui aussi, scandale. Il racontait les derniers jours, les derniers moments, de lucidité de son compagnon. Et il les racontait en ne nous épargnant aucun détail du délabrement de ce corps, aucun détail du naufrage de cette âme : on sentait ce grand esprit réduit à une existence de plus en plus infime ; il y avait tous ces passages terribles où l’on voyait un Sartre gagné par l’incontinence s’exclamer devant ses amis et devant elle : « tiens, on dirait qu’un chat m’a pissé dessus » ; Beauvoir, donc, racontait tout cela avec un luxe de détails inouï et ce livre a fait scandale. Scandale chez les sartriens. Scandale hors du cercle des sartriens. Scandale chez les bien-pensants. Com- ment peut-elle ? Comment ose-t-elle ? A-t-elle le droit, a- t-on le droit, lorsque l’on a partagé, lorsque l’on partage, au titre de cet amour nécessaire qui s’est toujours opposé aux amours contingentes, la vie d’un tel génie ? A-t-on le droit de révéler tout cela et de le raconter d’une manière si crue ?

Je vous disais tout à l’heure, en commençant, le bien que je pensais de Benny Lévy. Je vous ai dit la place que j’accordais à ces textes, ces entretiens, cette rencontre avec cet ultime interlocuteur dans la vie de Sartre. Eh bien, de même, j’aurais mauvaise grâce à ne pas dire tout le bien que je pense de La Cérémonie, et à quel point je pense que Beauvoir a eu raison. Car à la question : « de quel droit Simone de Beauvoir pouvait-elle raconter tout cela, et avec une telle crudité ? », la réponse est : « du droit que lui avait donné Sartre ; du droit que lui avait donné la philosophie sartrienne elle-même ». Car enfin le fameux contrat de transparence sartrien, le contrat postulant l’abolition de la frontière entre le privé et le public, cette volonté de tout dire, cette situation de Sartre sur son tonneau dont Michel Contat a si bien parlé dans un texte ancien, ce Sartre ouvert aux quatre vents, ce Sartre ouvert à tous, ce Sartre dont la clôture, dont la séparation entre lui et le monde, devenait si fragile, comme une sorte de membrane imperceptible, eh bien ce Sartre c’est celui dont Beauvoir, dans ce livre quasi ultime, applique à la lettre le programme. Programme de tout dire. Programme de transparence. Pro- gramme dont on peut penser ce que l’on veut. Programme dont, pour ma part, je ne pense pas beaucoup de bien. Mais programme sartrien.

Dans mon rapport à Sartre, il y a là un des points et probablement le point et le nœud qui font que je me sépare et que je ne peux pas être sartrien comme vous l’êtes ici. Ma distance, réelle, elle se tient là, sur cette question fondamentale qui implique, qui emporte avec elle, d’autres types de questions plus politiques. Mais enfin, on peut penser ce que l’on veut, je le répète, de ce programme de transparence sartro-beauvoirien. On peut, comme moi, le détester. Une chose que l’on ne peut pas nier, c’est que ce programme est au cœur du programme sartrien – une chose que l’on ne peut pas nier c’est qu’il n’est ni le moins audacieux ni le moins risqué des grands paris de Sartre. En sorte que, de ce programme pensé et articulé par Sartre, tout se passe comme si une providence sartrienne avait laissé à Simone de Beauvoir le soin d’écrire le tout dernier et l’essentiel chapitre.

Et encore l’érotisme sartrien. Le rapport de Sartre aux femmes. Pas le rapport aux femmes dans la seule vie. Mais le rapport aux femmes dans la philosophie. Dans la littérature. L’extraordinaire importance du motif féminin dans l’œuvre sartrienne. Beaucoup d’autres, beaucoup mieux que moi, ont insisté, depuis le livre ancien maintenant de Suzanne Lilar, sur cette question du rapport aux femmes. D’autres ont réfléchi sur tous ces personnages de femmes, souvent magnifiques, souvent aussi problématiques, qui traversent l’œuvre sartrienne. Eh bien je crois qu’il y a, là encore, un rôle très singulier, très essentiel, très rare, dont il n’y a pas d’autre exemple dans la littérature du XXe siècle, et qui le noue à Simone de Beauvoir.

Dans Le Siècle de Sartre, j’avais essayé de commenter les lettres parfois obscènes écrites par Sartre à Beauvoir – la relation par Sartre, à Beauvoir, de ses propres expériences sentimentales et érotiques ; les allusions, les descriptions sexuelles, souvent très crues ; la façon dont il lui rapportait, dans ses moindres détails, telle expérience érotique dans tel petit hôtel de la rue Cels. Et je m’étais risqué à dire que Sartre pouvait coucher avec Olga, pouvait coucher avec Bianca, avec d’autres, mais que l’acte en question n’était véritablement consommé que lorsqu’il pouvait le coucher sur le papier d’une lettre à Simone de Beauvoir – je m’étais risqué à dire que Sartre faisait l’amour avec telle ou telle mais qu’il ne jouissait qu’en racontant cet amour, en racontant cet acte de chair, en en faisant la relation à son petit censeur, à son petit juge, à l’auteur de sa morale, à l’auteur de quelques-unes de ses intuitions politiques, bref, à Simone de Beauvoir ! Je crois cela aujourd’hui plus que jamais. Et je crois que c’est là le sens très profond de ce fameux partage qui vous est à tous familier, entre amours contingentes et amours nécessaires.

Dispositif singulier, convenez-en. Le seul précédent que je connaisse, ce sont les lettres de Laclos. Pas Les Liaisons, (encore que là encore il y ait quelque chose qui pourrait servir de guide pour entendre un peu mieux cette relation Sartre- Beauvoir). Mais les lettres de Laclos, à la fin de sa vie, à sa femme, Marie-Soulange. Il y a, oui, dans les lettres de Laclos à Marie-Soulange quelque chose qui rappelle le ton de ces lettres de Sartre à Beauvoir. Donc, à nouveau, une place très importante, plus qu’importante, cruciale, décisive, du personnage et du regard beauvoiriens dans l’érotique sartrienne. C’est, d’ailleurs, le dernier chapitre de Suzanne Lilar : « Une tentation érotique de Jean-Paul Sartre ». Il me semble que les hypothèses de Lilar à l’époque seraient encore plus éloquentes, ou apporteraient d’autres lumières si on voulait bien les confronter à cette place du signifiant Beauvoir, et du personnage de chair qu’elle était, dans la vie et l’œuvre de Sartre. Cette femme magnifique, cette femme d’abord magnifiquement belle qu’était Simone de Beauvoir.

Voilà mes quelques hypothèses. Je vous les ai livrées en vrac. Et je voudrais conclure en vous disant qu’il y a pour moi, dans cette histoire-là, dans ce rapport auquel vous allez réfléchir aujourd’hui, dans cette relation entre ces deux personnages, quelque chose, disons-le très simplement, de très beau – l’une des plus belles histoires d’amour du XXe siècle et l’une des plus grandes histoires d’amour dont l’histoire de la littérature porte témoignage. Il me semble que, dans toute sa complexité, dans son innocence et sa perversité, dans son intelligence des corps et des âmes, dans l’épreuve et la joie partagées, dans la haine vécue en commun, dans l’amour, il y a dans tout cela, qui a rassemblé, qui a divisé, qui a rassemblé encore ces deux êtres, une expérience amoureuse d’une richesse philosophique et d’une richesse biographique qui laissent loin derrière les histoires d’amour de la littérature du XXe siècle auxquelles la convention littéraire ou la convention bien-pensante veulent que l’on se réfère de préférence. Zelda et Scott ? Aragon et Elsa ? Tellement plus riche, fécond, essentiel, le grand amour de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir.


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