En chiffres ronds : 1500 pages. Bernard-Henri Lévy publie deux livres, dont un énorme. Aucun inédit, mais des textes recueillis, rapprochés, choisis. Ce n’est pas là le comportement de l’écrivain, souvent obsédé de coupes, d’éliminations de pilon, mais une attitude de témoin. De plus en plus clairement apparaît la méthode Lévy (peut-on parler de méthode à propos de la respiration quotidienne d’un homme d’idées et de mots ?). Elle consiste, cette attitude, en un mouvement immédiat vers le lieu où ça arrive. Où « ça brûle », dirait un enfant devinant une cachette. Attentat, guerre larvée ou déchaînée, bataille électorale, manif, coup d’État, coup de force – une seule règle : y aller voir. Mettre au service du plus faible les pouvoirs qu’ont valus à Lévy une capacité d’indignation et une curiosité également inépuisables. D’un côté 1500 pages, de l’autre deux colonnes : prétendre avoir relu le tout serait un mensonge désobligeant. Ces quelques remarques n’ont pour intention que de ramasser lieux communs, agacements et étonnements et qui traînent autour de Bernard-Henri Lévy et font un accompagnement de rumeurs à une vie que son propriétaire a su ériger en théâtre, en jeu et en risque permanents. En bref : quelques croquis.

Il est irrésistible. Je me suis rarement posé, devant lui, d’autres questions que : vais-je succomber à son charme ? Il peut être tentant de résister à la séduction d’un séducteur. Tentant, mais un peu bête. J’ai toujours préféré à la méfiance, qui est grincheuse et avare, le plaisir d’un coup de chapeau : en voici la traduction écrite, impressionniste, un rien frivole.

Rappelez-vous comment il a réussi, vers 1975, l’exercice difficile qui consistait à passer, d’un nom et d’un ou deux prénoms, à leurs seules initiales. La réduction aux initiales est un brevet de notoriété. Elle fut, chez lui, foudroyante. « BHL » en un tournemain. Seuls avant lui JJSS et PMF avaient bénéficié de l’opération avec cette rapidité et cet éclat. Ou alors, bien sûr, JFK, en faveur de qui avait joué le coefficient américain, qui magnifie tout ce qu’il touche. En tout cas, BHL, tenons-nous-y.

Et oublions, par exemple, les « Nouveaux Philosophes », surnom collectif inventé par Françoise Verny et assimilable aux Compagnons de la chanson et aux Déménageurs bretons. Une bande de copains, avec ses fortiches et ses seconds couteaux, ses Poulidor, ses porte-flingues et porte-coton. BHL a vite compris que les prouesses d’un petit parti de francs-tireurs sont forcément limitées. Mieux vaut prendre la redoute en brandissant le drapeau, si français, du héros solitaire. Et si vous tenez absolument à user de formules du genre « sa garde rapprochée », « le noyau dur de ses amis », etc., renoncez et préférez-leur « ses copains ». L’expression est imparfaite mais peut être risquée. D’une façon générale, évitez l’excès de familiarité.

Donc, c’est Françoise Verny qui inventa les Nouveaux Philosophes. À l’époque, elle s’était mis dans la tête de donner à Bernard Privat, PDG de Grasset, une dégaine de PDG : cirer ses chaussures, se prendre au sérieux, etc. Il se contenta de réussir la greffe BHL et d’ancrer la goélette dans l’avant-port de la rue des Saints-Pères. Une aventure d’édition et de pensée qui, ces années-là, n’était logée ni rue Sébastien Bottin (NRF) ni rue Bernard Palissy (Minuit), cela mérite d’être noté. En tout cas, si vous vous faites l’historien de BHL, n’oubliez pas Privat ni Verny. Ils tinrent d’une main ferme le tapis volant : non, l’herbe n’était pas plus verte ailleurs.

Scène parisienne. C’était aux obsèques de Lucien Bodard, à Sainte-Clotilde. À la sortie, émotion, mémoire, amitié. On avait du mal à se quitter. Mais que regardaient ces gens ? Un couple remontait en voiture : la Mercedes était blanche ; le chauffeur, noir ; la femme, belle. Les Lévy en grand appareil de fidélité et de représentation. J’entends une voix, derrière moi, dire : « Ce sont vraiment des stars… » La réflexion est juste, mais le mot est rare. Parle-t-on ainsi ? Il faudrait développer. Comment se conquiert, à deux, un « statut de star » ? Il y faut de la fermeté, de l’humour, une formidable indifférence aux commentaires. Il n’est pas faux de constater que les Lévy vivent dangereusement : rien de plus glissant que les sols luxueux. On sait comment culbutaient les invités de Boni de Castellane sur les marches de marbre rose de son palais de l’avenue du Bois.

« Vivre dangereusement » : l’expression n’est-elle pas trop épicée pour ce velouté parisien ? Non, il faut y regarder de plus près. Patrick Besson demande parfois à brûle-pourpoint aux gens qu’il interroge : « Pourquoi avez-vous choisi le côté des riches ? » (chère vieille morale manichéenne, rose et si vertueuse !…). BHL a-t-il choisi un côté ? À moi cuillers et timbales d’argent ! Il pleut des vérités premières. Tendez vos rouges tabliers ! André Lévy, père de BHL, était riche et, semble-t-il, bon juge. Les rapports de BHL avec le glamour du grand argent étaient anciens. « Bien né » de naissance en somme. C’est plus rare qu’on ne le dit. À signaler aussi – j’en crois la rumeur – l’amitié pour BHL de François Pinault, milliardaire français, et ses conseils. Bonnes fées et grands financiers penchées sur le berceau d’un petit garçon, en 1948, à Beni Saf, Algérie. De Beni Saf à Ferrières (« le baron et la baronne Guy ») et au Kosovo, s’est sans doute déroulée une exploration dont je n’ai rien à faire. Que ce soit dit une fois pour toutes : ni la fortune, ni le fric (ce n’est pas la même chose), ni la gêne, ni la pauvreté ne conditionnent la qualité (ou le manque de qualité) d’une vie. Rien ne nous oblige à juger bas. Être né riche et écrire L’Idéologie française, voilà l’intéressant. Le judaïsme explique tout, répond-on. Tout ? Quoi ? Il est une référence implicite aux malheurs des hommes ? La preuve par neuf du mal absolu. C’est un peu court.

Autrement plus excitant me paraît le cursus de ce jeune homme Lévy : de Pasteur à Louis-le-Grand, de Neuilly à Normale et à l’agrégation de philo, voilà le passionnant. Pour BHL, une exploration. Un voyage. En général, il se fait de bas en haut, en se hissant à la seule force du muscle Ambition, tétanisé par l’effort du grimpion. BHL, divers privilèges – beauté et richesse en tête – le dispensent de sueur et d’huile de coude. Il semble n’avoir jamais été animé par un ressentiment. Il dispose à la fois des grands diplômes mythologiques qui rassurent l’angoisse bourgeoise et des dons (du ciel, de la nature) qui donnent du coulant, du lié aux gesticulations d’une vie.

Dans ce passage au galop sur le front des troupes, comment distinguer un détail ? Au plus, des réflexions. Par exemple, ne jamais oublier que le judaïsme qui a formé. BHL connaissait en Algérie des vexations, une désobligeante mise à l’écart, mais pas la hantise de l’extermination. Et puis BHL est né six ans après le débarquement des Américains au Maghreb. Considérez les portraits de famille de BHL et des siens, et les terribles photos d’enfants juifs au ghetto de Varsovie : la puissante organisation d’une communauté, son énergie à peu près intacte se lisent sur les visages. La misère absolue, sur les autres. Ah, ce petit garçon, avec son galurin immense posé sur les oreilles ! Il n’a pas existé, avant la Shoah, d’homogénéité de la communauté juive, traquée en Europe, sauve en Amérique, incertaine en Afrique du Nord. Je pense que BHL l’a découvert tard, et que son « engagement » (pour parler comme hier) date de là.

Engagement ? Oui, reprenons le mot. BHL a non pas souffert du regret d’avoir « raté » les batailles de 1940-1945 (il n’était pas né) mais découvert comme un trou dans sa biographie. Cette bio idéale, empruntée pour partie à un militant coco à la fois repoussant et fascinant et pour le reste à quelque notable pied-noir, maçon et républicain. Quels souvenirs laissera de lui le militant BHL ? Un certain goût du risque. Comme disent les policiers d’une catégorie de manifestants : « BHL va au contact… » C’est cela, BHL cherche partout le contact, le débat. Ici ou là, il y met de la coquetterie, du panache, de l’obstination. Il faut morpionner autant que gueuler et charger. BHL fait volontiers la théorie de la guérilla menée pour s’emparer d’« estrades » ensuite offertes aux « intellectuels » (merci, Péguy !). À ceux qui se choquent, répondre qu’on a rarement vu des ambitieux effacés, ou des anorexiques devenir inspecteurs du Guide Michelin. BHL, dans le langage français, serait plutôt du côté du « peuple sûr de soi et dominateur ». Vous vous en plaignez ? Son judaïsme lui a donné du caractère plutôt qu’une politique : la tête près du bonnet – une tête bien faite, c’est-à-dire redoutable.

Du côté de Salman Rushdie et de Naipaul

Ne pas oublier BHL touche-à-tout. Au théâtre, il faut du Malraux frotté de Thierry Maulnier ; au cinéma, il écrit à Arielle Dombasle une lettre d’amour emportée par le vol somptueux des montgolfières. Quelques écrits sur les arts plastiques, références obligées à La psychologie de l’art. En bref : BHL touche à tout parce que Malraux n’avait pas peur du silence de ces espaces infinis. Mais un domaine appartient en propre à BHL : ce journalisme pointu, privé, confortable (aux balles près : les snipers auraient adoré se payer ce grand Français à l’œil moqueur). BHL n’est pas, sur le terrain, le « flâneur salarié » ainsi baptisé par Béraud. Les salaires, c’est lui qui les paie. Il a inventé une forme du voyage intelligent. Style anglais ? Pas tout à fait. BHL croit trop à ses passions. Alors, quels cousinages ? Écartons Bodard, Rouletabille, Patrick Leigh Fermor. Écartons Greene et Durrell, trop romanciers. BHL, c’est du côté de Salman Rushdie et de V. S. Naipaul qu’il faut le chercher : dans ce territoire-là, il construira sa maison, écrira ses meilleurs livres, se taillera une princerie. Qu’il prenne quand même garde aux balles perdues, aux dîners placés, aux amphétamines dextrogyres, aux formules crépitantes du dandy de Pantin, Verrières et autres lieux. Vous l’avez constaté, j’ai essayé de résister aux trucs de séduction. Eh bien, rien à faire, il est irrésistible. Il est aussi – comment le dire sans solennité ? – respectable. Je ne pensais pas que le sort tirerait ce mot-là, mais je l’adopte volontiers.