Burundi.

Octobre 2000.

Je termine un reportage pour Le Monde.

J’ai vu les champs de café brûlés.

Les villages pillés, quand il ne reste pas une tuile, ni un morceau de tôle ou de parpaing, et qu’on a tout gratté, vraiment tout, jusqu’à l’os, au-delà.

J’ai croisé des unités d’Intagoheka (littéralement « ceux qui ne dorment jamais »), ces miliciens hutus coupables d’effroya­bles exactions : enlèvements ; corps décapités et empalés, séchant sur le bord des routes ; gosses enfermés dans leur salle de classe avant que leur instituteur y mette lui-même le feu.

J’ai recueilli des témoignages attestant que l’autre bord, celui des Tutsi, n’était pas toujours en reste : ne murmurait-on pas que certains éléments de l’armée venaient de déclarer « cibles militaires légitimes » les civils des collines de Kavumu, supposées être des fiefs du Hutu Power ?

Bref, j’ai témoigné de ce génocide suspendu, mais qui avait déjà fait la bagatelle de 300 000 morts.

Et, me souvenant que, dans le Rwanda voisin, ce sont des radios qui avaient donné le signal de l’accélération des massacres, j’ai, la veille de mon départ, avec deux jeunes intellectuels burundais, David Gakunzi et Innocent Muhozi, eu l’idée d’une autre radio, une contre-radio, une radio politique dont la vocation serait d’opposer une lecture politique des choses à ce terrible prisme ethnique.

Nous l’avons appelée Radio Renaissance.

La Fondation André-Lévy, depuis Paris, l’a portée sur les fonts baptismaux.

Et elle n’a, depuis quinze ans, jamais cessé de diffuser ses programmes citoyens, appuyant le nécessaire développement d’une société civile et tournant le dos au funeste discours de la guerre des races en vigueur depuis la colonisation belge.

Mai 2015.

Le pays semblait pacifié.

Les forces de dialogue l’avaient emporté sur les prêcheurs de haine.

Je suis, il y a sept ans, retourné à Bujumbura, parce que, Radio Renaissance s’étant augmentée d’une chaîne de télévision, Innocent Muhozi, son directeur, m’a demandé de venir l’inaugurer avec lui – et j’ai retrouvé un Burundi blessé mais debout, ravagé mais en voie de reconstruction, traumatisé par la décennie terrible inaugurée, en 1993, par l’assassinat du président Melchior Ndadaye mais où la tentation génocidaire paraissait conjurée.

Et puis, soudain, catastrophe.

Le président Nkurunziza, arrivé au bout de son second mandat, ne veut pas céder la place.

Des manifestations pacifiques, dans les rues de Bujumbura, entendent le contraindre au respect d’une Constitution gagnée de haute lutte et au prix de victimes sans nombre.

Le président fait tirer sur la foule.

Ses forces de sécurité entrent dans l’hôpital de Bumerec et achèvent, dans leur lit, des militaires blessés.

Ses miliciens attaquent à la grenade de petites marchandes de tomates censées avoir apporté leur soutien au groupe d’officiers républicains abusivement qualifiés, soit dit en passant, de « putschistes » alors qu’ils venaient au secours du mouvement populaire et du droit.

Le dirigeant d’un parti d’opposition, Zedi Feruzi, est mitraillé devant son domicile, puis achevé d’une balle en pleine tête.

Et, dans la nuit du 13 au 14 mai, un groupe de miliciens Imbonerakure prend position devant notre radio, rafale sa façade, saccage son matériel et réduit au silence l’une des voix les plus libres du pays.

Chacun d’entre nous, n’est-ce pas, a ses signes annonciateurs du pire ?

Eh bien, pour moi, c’est le sort fait à cette radio.

Non que l’on puisse comparer le sort de ses techniciens, qui sont tous sains et saufs, à celui, par exemple, des trois marchandes de tomates qui ont été, elles, bel et bien assassinées.

Et je précise qu’Innocent Muhozi, mon ami, est ressorti libre d’une audition interminable mais qui s’est, heureusement, déroulée en présence de représentants des ambassades française et belge.

Mais que le régime ait ainsi pris le risque de s’en prendre à une radio-télévision créée et soutenue par une ONG de droit français en dit long sur une fuite en avant qui n’est pas de bon augure.

Que soit réduit au silence l’un des rares médias qui ne cessaient, je le répète, de plaider contre l’ethnicisation du débat et pour la construction d’un espace public démocratique est, ­clairement, ce que Walter Benjamin appelait un avertisseur d’incendie.

Et puis j’ajoute que ce putsch constitutionnel – car c’est bien, pour le coup, un putsch ! – de l’ex-président Nkurunziza est un putsch qui, comme d’habitude, mais un peu plus, peut-être, que d’habitude, a fait de l’information sa scène et son enjeu primordiaux : les hommes clés de la reprise en main n’ont-ils pas été Jérôme Nzokirantevye (patron de la radio-télévision nationale), Willy Nyamitwe (fanatique du Hutu Power et tout-puissant conseiller pour la communication) et Édouard Nduwimana (ministre de l’Intérieur qui n’a cessé, depuis Ngozi, de radiodiffuser ses messages meurtriers) ?

On dira ce qu’on voudra.

Mais cette victoire des médias de la haine glace les sangs.

Elle sonne, pour qui garde la mémoire vive des charniers de Kigali et Butare, comme un nouvel et insoutenable glas.

Et c’est pourquoi, en attendant l’engagement de la communauté internationale qui a fait si tragiquement défaut, il y a vingt ans, au Rwanda, j’ai bien l’intention, pour ma part, de faire ce qui est en mon pouvoir pour que Radio Renaissance recommence à émettre et reprenne très vite son combat.


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