Vingt ans déjà. Une génération pendant laquelle, n’en déplaise aux jaloux, Bernard-Henri Lévy a occupé une place éminente. Lancée par un essai de vulgarisation philosophique, La Barbarie à visage humain, et poursuivie avec ténacité de Bosnie en plateaux télé, sa carrière, qui s’apparente à un étonnant magistère de la parole, a ainsi effleuré tous les genres, essai, roman ou théâtre, avec un égal succès. À chaque fois, sa formidable aisance télévisuelle et son talent de metteur en scène de soi aura transformé des épures en chefs-d’œuvre, au point que pareil génie de l’après-vente mériterait d’être au programme de ces écoles de marketing où l’on sait depuis longtemps que le message prime le produit.

On comprend la stupéfaction de notre héros après l’échec, il y a un an, de son premier film, Le Jour et la Nuit. Après tout, ce film n’était pas plus mauvais que les deux romans qui l’avaient propulsé à la droite de Faulkner. Et sa promotion avait été un modèle du genre. Désemparé, blessé, BHL s’exila à Tanger (évidemment), ce qui nous vaut ce nouveau livre, Comédie, sorte de mémoire, de bilan, de retour sur soi.

Passons sur la qualité de l’œuvre. Elle défie toute critique. À un certain degré, le kitsch, le convenu ont un pouvoir désarmant, à force de déjà vu, de déjà dit, d’un savoureux bric-à-brac de seconde main, disposé là pour tracer le portrait d’un portrait. Comment résister en effet quand l’auteur nous confie, parlant de soi, que « dans le genre étalage de l’ego, on a fait mieux », quand il découvre qu’il est plusieurs, avec un « moi profond », un « moi social », et même une « marionnette », ou quand il s’interroge sur les vertus sournoises du bégaiement à la télévision ?

Ce livre n’est pourtant pas sans intérêt. Document précieux, quasi clinique, c’est une sorte de précis de la posture. Postulat de base : l’auteur ne se demandera jamais si son film n’était pas simplement calamiteux. Des lors, de strates en strates, défilent vingt années de succès où un artiste autoproclamé parvient à ne pas se poser la question de la validité de son œuvre. Tout est affaire de stratégie, de circonstances ; la philosophie devient un véhicule social et l’art un lieu de manigances, « les œuvres moins importantes que les rapports de force ».

Si cette vision politicienne de l’art peut atteindre des sommets de burlesque involontaire – Patrick Modiano décrit en archétype de l’écrivain spectaculaire, ou l’échec du film expliqué par la concurrence du « texte de soutien aux immigrés sans papiers » –, elle n’est pas sans logique. Ni sérieux, hélas ! BHL se sent rejeté, il en appelle donc à Baudelaire ; il est célèbre et martyr, il va longuement dérouler le calvaire de Romain Gary, célèbre, martyr… et talentueux. BHL, toujours célèbre, a écrit deux maigres romans : le voilà, à l’heure de l’épreuve, devenu Barres, Aragon ou Drieu. Forcément. On le boude après l’avoir adoré : « Jamais […] on n’aura haï l’intelligence, la pensée, comme aujourd’hui. » On croirait du Maurras. Et Goethe à la rescousse, Shakespeare, Byron, Kant ou Hegel, pour l’auteur inoubliable de L’Idéologie française.

On pourrait en sourire, mais il y a vite quelque chose d’inquiétant dans ce maelström de tautologies qui ressassent la même équation folle, celle d’un génie d’emprunt et d’une douloureuse incapacité à créer. Loin des glorieux pères de complaisance que BHL s’attribue, c’est à un autre personnage que l’on finit par songer. Un autre Bernard. Bernard Tapie. Si leur négoce n’est pas le même, tant de choses les rapprochent. Le talent, la compétence, le savoir-faire. L’époque. La comédie.


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