Ainsi donc, nous y sommes. Au comble de l’horreur. Au faîte de la barbarie. Et la guerre du Liban n’aura pas échappé, finalement, à la règle qui veut que la Politique, en ce siècle, se solde toujours tôt ou tard en massacres. En charniers. En incomparables ossuaires. Et en ces grands tas de cadavres qu’amassent, en leur délire, les guerres de religion modernes.

Pour tous ceux que les écrans de télévision ont rendu témoins, depuis trois jours, de l’incroyable carnage, le spectacle est bien entendu atroce. Insoutenable. Passant l’entendement, l’imagination des humains.

Pour tous ceux qui, « humanistes » ou « démocrates », militent dans les rangs des mouvements antitotalitaires, c’est une honte. Un scandale. Un crime qui n’a pas de nom. Et dont les martyrs, quel qu’en soit le nombre, méritent d’être comptés, déjà, parmi ces millions d’autres qui, de Moscou à Santiago, ou de Buenos Aires à Phnom-Penh, figurent les victimes du fascisme.

Pour moi, pour nous, juifs de la « diaspora », l’horreur est en quelque sorte redoublée. Décuplée. Plus insupportable encore de s’être déroulée à l’ombre d’une armée hébraïque. Et même si ladite armée ne fut en aucune manière, bien sûr, mêlée à l’opération, il reste que les hommes, les femmes, les enfants massacrés l’ont été auprès d’elle. A ses portes. J’allais dire sous ses yeux. Et dans un état de dénuement qui les réduisaient, de fait, à sa grâce et miséricorde.

Pourquoi ne pas l’avouer ? Je ne me sens, ce matin, ni très fier ni très vaillant. J’eusse aimé m’en tenir à de brèves, laconiques paroles de deuil. Et, à l’image de ces jeunes soldats juifs qui, là-bas, très loin, mais en même temps tout près de nous, pleurent à petit bruit la mémoire de ces « frères » dont, au sens de la Bible, ils avaient pour ainsi dire la garde, j’ai vécu tous ces jours dans l’obscure conviction qu’il n’est d’autre réponse au carnage que le chagrin. La pitié. La douleur. Et, d’une certaine manière, le silence.

*

Alors, bien sûr, je n’ai pas pu. Je n’ai pas su. J’ai résolu d’y renoncer. Et si j’y ai renoncé, c’est que d’autres voix se sont élevées, trop nombreuses, trop insistantes, qui auraient donné, si je n’y étais tenu, un tout autre ton à mon silence.

Je pense à la presse, évidemment. A cette presse folle, presque imbécile parfois, qui reprend, ce lundi, son étrange et démentiel manège de signifiants.

A ces « éditorialistes » qui ne craignent plus d’écrire, noir sur blanc de nouveau, que les Israéliens sont des « nazis » qui auraient trouvé dans les « phalanges » leurs « miliciens » contemporains.

A cet autre qui, ailleurs, a le front de déclarer — je cite — que les auteurs du massacre de Sabra ont souillé le nom d’Israël de la même manière, exactement, que les Waffen SS, jadis, déshonoraient celui du IIIe Reich.

A ces intellectuels, à ces hommes politiques, qui ne redoutent plus, apparemment, de passer du gouvernement à la nation israélienne ; de cette nation, à son tour, au « néojudaïsme » en tant que tel ; et de la condamnation de ce « néojudaïsme » enfin à de vastes manifestations, presque ouvertement antisémites, dont il faut faire, nous dit-on, « un grand moment de l’union du peuple parisien ».

Et puis je songe enfin, je songe surtout peut-être, au- delà de ces menues clameurs, à la grande rumeur qui s’enfle. Qui monte de partout. Qui fait le tour de la planète. Que l’on retrouve à Washington autant qu’à Moscou ou à Damas. Et qui nous dit en substance qu’il n’y a qu’un moyen valable de punir le massacre, par des bandes libanaises, de civils palestiniens : châtier sans plus attendre… les soldats israéliens !

Qu’on me pardonne si je dis que, passé le premier choc, j’en ai reçu là un second. Que j’ai rarement éprouvé à ce point la tartuferie générale des nations. Et que d’entendre des Etats qui ont avalé le Cambodge, napalmé le Vietnam, écrasé l’Afghanistan, voire pacifié l’Algérie au lance-flammes, nous faire ainsi le coup de la bonne conscience outragée m’a tout simplement écœuré.

*

Car, enfin, de quoi parle-t-on ? Que Jérusalem ait eu, dans ce drame, sa part de responsabilité, je l’ai dit. Je le redis. Et nul ne saurait, en conscience, le nier véritablement.

Mais ce qu’on ne peut pas nier non plus, à ce compte, c’est la responsabilité de ceux, libanais par exemple, qui ont carrément refusé, eux, de prendre position aux abords des camps dévastés.

C’est celle de ces soldats, français ou italiens, dont le mandat international ne s’achevait, on le sait, que ces jours-ci et qui avaient le pouvoir, donc, si on ne les avait si vite rappelés, de faire eux aussi barrage aux hordes de tueurs.

C’est celle des chancelleries, de toutes les chancelleries, qui se sont froidement détournées du sort des populations civiles qu’elles savaient menacées, pourtant, par de terribles, inexpiables, quasi inévitables vendettas.

Bref, c’est celle d’une communauté internationale dont il faut bien convenir qu’elle s’est cyniquement défaussée sur d’autres de ses devoirs ; qu’elle a délibérément confié à Begin et à Sharon les tâches de police auxquelles elle répugnait ; et qui ne leur en voudrait peut-être pas tant aujourd’hui s’ils n’avaient, par leur faillite, dévoilé le pot aux roses…

Israël serait-il coupable d’avoir failli à une mission qu’il a seul tenté d’assumer ? Serait-il seul comptable d’un désastre dont les autres, tous les autres sans exception, s’étaient d’avance lavé les mains ? Et serait-il plus grave, plus profondément criminel, d’avoir tenté, sans y parvenir, de conjurer le bain de sang que de s’en être d’emblée, et cyniquement je le répète, désintéressé ? Le raisonnement, on l’admettra, est bien étrange. Et je ne puis, de fait, qu’y opposer cette évidence simple que, responsabilité indirecte pour responsabilité indirecte, il faut aller jusqu’au bout : le crime de Sabra et de Chatila est un crime commis en commun ; et c’est en commun, aussi bien, qu’il nous appartient d’en faire le deuil.

*

J’ajouterai, pour être tout à fait précis, qu’Israël est le seul endroit où ce travail du deuil ait, pour le moment du moins, véritablement commencé.

Où l’on voit des hommes et des femmes manifester sous les fenêtres d’un premier ministre dont les fautes, dans cette affaire, sont clairement et distinctement énoncées.

Où — fait presque unique dans les annales d’un pays en guerre — une commission d’enquête se réunit, pose le problème à sa racine et se prépare probablement à désigner des coupables.

Nul ne sait, bien entendu, à quelles conclusions parviendra cette commission. J’ignore si elle dénoncera l’erreur fatale de ceux qui, il y a quelques jours maintenant, ont pris l’étrange parti de pénétrer à Beyrouth-Ouest. J’ignore surtout, et ce sera sans doute l’essentiel, si l’on saura y reconnaître cette faute, de plus grande ampleur encore, qui fait assigner à l’armée du peuple juif je ne sais quelle vocation « conquérante » ou « pacificatrice ».

Mais ce que je sais, c’est que la question, encore une fois, s’y trouve explicitement posée. C’est que cette société, qui croule sous nos insultes, est la seule qui, pour l’heure, ait relevé le défi. C’est qu’il n’en est point d’autre, ni ici ni là-bas, qui l’ait fait aussi démocratiquement. En ira-t-il de même en nos contrées occidentales ? L’ONU nommera-t-elle sa propre commission d’enquête ? Les sénateurs de Washington interrogeront-ils leur président sur les raisons de la désertion des marines américains ?

Je le souhaite. Je l’espère. Je voudrais que nous soyons nombreux à raisonner de cette manière. Faute de quoi les victimes de Sabra et de Chatila seront bel et bien, pour le coup, doublement mortes. Et la nation d’Israël muée, pour très longtemps sans doute, en bouc émissaire des nations.


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