Julia Kristeva, Meurtre à Byzance. Voilà un roman dont on n’a pas lu l’équivalent depuis Le nom de la rose, d’Umberto Eco. Voilà un thriller. Une fable métaphysique. Un roman d’amour. Un autoportrait crypté. Voilà un récit picaresque sur fond de sectes, de terrorisme, de fin de l’Histoire, d’Europe en construction ou convulsion, de meurtres rituels, de manuscrits mystérieux. Voilà une méditation sur le Mal. Un retour, mais à travers la fiction, sur cette irrémédiable « étrangeté à soi » explorée, ailleurs, par l’auteur. Voilà un roman sur le roman. Une mise en abyme du genre et de ses conventions. Une démultiplication des temps, des espaces, des régimes de crédibilité devenus, sous la plume de Kristeva, autant d’occasions de virtuosité narrative. On y rencontre un serial killer et une amoureuse compulsive. Des prêtres du XIe siècle et des érudits polyglottes. Un policier au double visage. Un savant qui est aussi un assassin. Un voleur de feu dissertant sur les gargouilles. Un Premier ministre que l’héroïne appelle Lionel. Des moines iconophiles. Des foules, mêlées, de pèlerins et de touristes japonais. Des obsédés de l’idéologie française. Des bogomiles modernes. Des rois byzantins contemporains. Des transfusions de sens et de mémoire où l’on ne sait plus, soudain, qui parle, de tel chroniqueur de la première croisade ou de tel universitaire spécialiste d’histoire des migrations. Un roman total, en somme. Le rêve de la Grande Forme tissant, dans la même intrigue, tous les fils du romanesque. Et, en prime, une lecture passionnante.

Bizarre cette façon, un peu partout, de tirer à boulets rouges sur Une pièce espagnole, de Yasmina Reza, mise en scène par Luc Bondy au Théâtre de la Madeleine. Fait-on payer à l’une un succès trop éclatant et qui doit si peu à la critique ? A l’autre, d’avoir « trahi » la cause du sacro-saint théâtre public dont il reste, avec Chéreau, l’une des éminences incontestées ? J’ai une autre hypothèse. Le contenu même de la pièce. Son jeu sur le jeu, sa parodie des codes et des croyances propres à toute représentation, sa façon de démystifier, désenchanter, un jeu théâtral auquel nous tenons peut-être davantage que nous ne voulons bien l’admettre – sa façon de nous dire que les acteurs ne sont pas des personnages, ni les personnages des humains ordinaires, et que c’est le monde entier qui est, théâtre compris, une universelle tromperie. Reza et Bondy ne sont pas les premiers, bien entendu, à dire cela. Et l’on entend, dans leur spectacle, comme un lointain écho des fables les plus grinçantes d’un Bernhard ou d’un Vauthier. Mais ils vont, il me semble, un peu plus loin. Ils progressent dans cette mauvaise foi raisonnée. Et il y a, dans la chimie même de la rencontre entre leurs deux formes d’ironie, quelque chose qui les dépasse, dont ils ne sont eux-mêmes peut-être pas conscients, mais qui finit de faire exploser les derniers codes de l’illusion comique. Les scènes de théâtre dans le théâtre, dignes de Pirandello… L’imprécation de lever de rideau contre la « lâcheté » des acteurs… L’outrance hyperréaliste, donc déréalisée, du jeu de Marianne Denicourt, Bulle Ogier, Thierry Fortineau, Dominique Reymond, André Marcon… Tout cela crée le malaise ou au contraire – c’est mon cas – la plus intense jubilation. A vous de voir. A vous de juger.

Cesare Battisti, cet ancien responsable des Prolétaires armés pour le communisme reconverti dans la – bonne – littérature policière et arrêté, l’autre matin, par les policiers français. Je l’ai croisé, naguère. Il était là, je m’en rends compte en relisant mes notes de l’époque, lors de la réunion organisée, en novembre 1978, à Rome, par le quotidien italien Lotta continua et où l’on débattit, avec Félix Guattari et d’autres, de la question de savoir si le terrorisme était, ou non, l’enfant naturel d’un couple diabolique, le fascisme et le stalinisme. Aujourd’hui le temps a passé. La guerre est finie. La révolution aussi. Et tout le monde, parmi les protagonistes du débat d’alors, serait d’accord pour estimer que le choix de la « lutte armée » était à la fois absurde et criminel. Qui a intérêt, dans ce cas, à rouvrir la vieille plaie ? Pourquoi, alors que Battisti vivait à visage découvert, avec femme, enfants, éditeur pour ses romans, amis, adresse connue, faire tout à coup semblant de le prendre pour une sorte de clandestin ? Et est-ce une si bonne idée, vraiment, pour une Italie visiblement menacée par une nouvelle sorte de terrorisme, de venir chercher noise à un retraité de la violence à l’ancienne qui a, dans ses romans, plus fait que n’importe quel autre pour donner à penser, donc conjurer, le phénomène ? Ici, en tout cas, en France, la question ne se pose même pas. La chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris a en effet, voilà treize ans, déjà répondu non à une précédente demande d’extradition. Tous les gouvernements, depuis ce temps-là, ont implicitement ratifié une position notamment dictée par cette particularité du droit italien qui fait qu’un condamné par contumace devrait, s’il était livré, filer directement en prison sans possibilité de nouveau procès. En sorte que, nul élément nouveau n’étant apparu depuis ce temps, les autorités françaises n’ont, aujourd’hui, qu’un mot à dire, un geste à faire : libérer Cesare Battisti.


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