L’historien allemand Ernst Nolte – Jean-François Revel a eu raison de le rappeler, ici même, la semaine dernière – a joué un rôle essentiel dans la construction, après Hannah Arendt, du concept de totalitarisme.

Sa thèse de départ – « communauté d’époque », donc de la possibilité d’« étude comparée », entre communisme et nazisme – était une thèse juste, féconde et frappée, surtout, au coin du bon sens.

Son autre thèse centrale – antériorité du bolchevisme sur le nazisme, le fait que le second se soit souvent voulu une riposte, voire une réplique, à ce qu’avait inauguré le premier – n’avait rien, non plus, de choquant : de Jean-Pierre Faye à François Furet, de l’analyse des « langages totalitaires » à celle du rôle joué, dans la naissance de la grande nébuleuse « rouge-brune » qui a enténébré le XXe siècle, par cette authentique « scène primitive » que fut la boucherie de 1914, la plupart des théoriciens sérieux lui donnent implicitement raison.

Et quant à l’idée, enfin, selon laquelle une certaine façon « mécanique » d’entretenir la mémoire des crimes hitlériens a pu avoir pour effet pervers de nous boucher les yeux et les oreilles face à l’autre grand crime du XXe siècle, quant à la dénonciation de cet insupportable « deux poids et deux mesures » qui a si longtemps permis de dénoncer Auschwitz tout en acceptant le Goulag et en insultant ses morts, ce n’est pas moi qui irai contre : ce fut, il y a presque vingt-cinq ans, à l’époque de La barbarie à visage humain, le cœur même de mon entreprise philosophique, et c’est aujourd’hui encore, à l’heure où le négationnisme menace de tous côtés, à l’heure où tant de beaux esprits continuent de relativiser l’horreur que furent, jusqu’au Cambodge, les camps de concentration « rouges », une idée sur laquelle il n’est pas question de céder.

Le problème Nolte – car il y a, hélas, un vrai problème Nolte – commence quand, trop occupé à lever le tabou qui empêchait de voir ce qui rapproche communisme et nazisme, il se rend à son tour aveugle et sourd aux traits, non moins nombreux, qui les séparent.

Il tient à son incapacité de penser l’idée même d’une singularité de la Shoah – ce crime inscrit, certes, dans son époque, mais dont l’intention, tout comme les procédures, passe en monstruosité, j’ai souvent dit pourquoi dans ces colonnes, l’extermination par Lénine, puis Staline, de la bourgeoisie russe, des koulaks, des Tchétchènes.

Il tient, plus grave encore, dans le classique mais terrible glissement qui fait que, à force d’expliquer le nazisme, à force de l’inscrire dans son siècle et de l’enchâsser dans cette trame serrée de raisons, on finit par le rendre évident, naturel, presque légitime ou justifié : entre autres textes, ces pages de 1992 (Martin Heidegger, Politik und Geschichte im Leben und Denken) où il justifie le ralliement au nazisme de l’auteur de Sein und Zeit, son maître ; ou encore, l’année suivante, en pleine querelle des historiens, ces autres pages (Streipunkte – Heutige und künftige Kontroversen um den Nationalsozialismus) où, mi-provocateur mi-sérieux, il prophétise le jour où l’on concédera au nazisme le mérite d’avoir fait, ou tenté de faire, barrage au communisme.

Et quant au concept enfin de « noyau rationnel » de l’antisémitisme hitlérien, je crains que Revel ne soit beaucoup trop indulgent quand il veut n’y voir qu’une façon d’indiquer le point de rencontre entre la « propagande » nazie et les « aspirations » des masses allemandes : Nolte dit bel et bien que les Juifs furent les adversaires « organisés » du national-socialisme ; Nolte voit bel et bien dans telle déclaration de Chaïm Weizmann demandant, en septembre 1939, aux Juifs du monde entier de rallier la cause de l’Angleterre une sorte de « raison » ou de « fondement » à la décision exterminatrice ; et que dire enfin de telle page, passablement nauséabonde, où, dans un échange de lettres avec François Furet (Fascisme et communisme, Plon, 1998), il ne craint pas de distinguer, dans la fantasmagorie d’un antisémitisme qui va du Moyen Âge à Hitler, la part d’« affabulation » (meurtres rituels, utilisation de sang chrétien…) et le vrai « noyau rationnel» qui part, selon lui, d’un «constat pertinent» (« monopole juif du prêt financier »…) !

Faut-il brûler Nolte ? demandait l’ami Revel. Non, bien sûr. Il faut lire et relire, au contraire, ce livre important que fut, en 1965, « Le fascisme dans son époque ». Il faut méditer les chapitres qu’il y consacrait, par exemple, au rôle précurseur de Maurras dans la genèse intellectuelle de la folie du siècle. Mais on ne pourra le faire sans avoir présente à l’esprit la dérive d’un grand esprit qui, parti du juste souci de lever les interdits qui empêchaient d’entendre l’effroyable rivalité mimétique opposant, tout au long de l’époque, les deux totalitarismes, en arrive à des considérations où l’historien cède la place à l’idéologue scabreux, ou odieux. Lire Nolte, et le combattre.


Autres contenus sur ces thèmes