On lui reproche d’être heureux dans un temps de mélancolie, de ressentiment, de dérision embarrassée, de jalousie, de soupçon, de désenchantement, de cynisme.

On lui reproche son absence radicale d’angoisse, de tragique, d’amertume – il n’y a de révolutionnaire que joyeux, répète-t-il, et l’on ne saurait mieux tourner le dos au modèle officiel du grand écrivain compassé, perclus de mauvaise conscience et de passions tristes.

On lui reproche d’être, comme ses héros, satisfait du style de vie qu’il s’est choisi et on lui reproche, non seulement de le croire, mais de le dire : on reproche à ce rusé de nous donner un livre sensualiste, à ce malin d’entonner l’éloge des cinq sens et du corps – on reproche à ce dix-huitiémiste de raconter, tel un Diderot moderne, un d’Alembert, un Rousseau, le pur sentiment d’exister.

On lui reproche d’être un écrivain heureux et d’avoir tout de même une histoire ; de nager sous les mouettes sans tomber dans l’élégie ; de « prendre le chemin du fenouil », de chanter « l’étoile des amants », de dire à une femme aimée « tu es un galet de la plage », on lui reproche de faire un roman avec des noms d’oiseaux ou de violettes – sans renier un seul instant l’esprit de Joyce et de Mallarmé.

On lui reproche de jouer sur les deux tableaux (d’aucuns disent : toucher à tous les guichets).

On lui reproche de réveiller ses lecteurs en sursaut avec un livre à contre-courant (craignent-ils que le bonheur, comme l’intelligence, soit contagieux ?).

On reproche à cet homme qui sera, samedi, chez Ardisson et qui était, l’autre semaine, chez Tapie ou Guillaume Durand de ne rêver que de clandestinité, de catacombes, de masques (les écrivains comme des vieux sages, en grand conciliabule, se chuchotant à l’oreille les secrets ultimes).

On lui reproche de se mettre à l’écart sans partir.

On lui reproche de bouder Paris sans céder à la tentation de Venise ou de Ré.

Il y a des écrivains qui, pour se protéger, se cachent et nous la jouent laconique, ombrageux, grand silencieux. Sollers, lui, fait l’inverse ; c’est en se montrant qu’il se dérobe, et c’est aussi ce qu’on lui reproche.

Il y a des écrivains qui, pour mieux se faire voir, jouent les invisibles – c’est le syndrome de Gygès, le très guerrier roi de Lydie qu’un anneau magique pouvait rendre invisible. Sollers, oui, casse le modèle ; c’est un anneau de visibilité qu’il porte au doigt, et c’est cela, pense-t-il, qui le protège.

Sollers est l’anti-Gygès. Il porte, comme disait Cocteau, inventeur méconnu de la stratégie et immense romancier-poète, une cuirasse de lumière qui aveugle un peu. Mais c’est ainsi, c’est en projetant ce leurre, cette image feinte de lui-même, cet hologramme, qu’il tient à distance les malveillants et aura, croit-il, la paix.

On lui reproche d’avoir des remords mais pas de regrets.

On lui reproche de ne pas répondre aux reproches qui lui sont faits.

On lui reproche, quand on le traite de balladurien, de papiste, de suppôt de Messier, de s’en tirer par une pirouette et de laisser dire ; quel culot, grondent les censeurs ! où va-t-on si les insultés se mettent à ne plus répondre à leurs insulteurs ! qu’allons-nous devenir, nous, les tarentules, s’ils font comme si la désinformation les protégeait plus qu’elle ne les gêne ?

On lui reproche d’être mal vu à droite, mal vu à gauche – on lui reproche d’être un athée social : ne lui reproche-t-on pas, quarante ans après, d’avoir coupé au service militaire ? ne continue-t-on pas de faire comme si les dizaines de milliers de pages qu’il a produites se réduisaient aux cent lignes de « La France moisie » ?

On lui reproche de dire qu’il ne connaît qu’une subversion, celle du style (le reste, selon lui, n’est que mascarade, marchandise, comédie – et tant pis si ce n’est pas mon avis).

On lui reproche d’aimer ce qu’il écrit, chaque page, chaque phrase, presque chaque mot, à une époque où il est de bon ton de grogner : « oh ! mes livres… un brouillon… juste une esquisse… » (lui va jusqu’à se pasticher lui-même – mais oui !).

On lui reproche d’être un travailleur acharné.

On lui reproche de dire qu’écrire n’est ni un droit ni un devoir.

On lui reproche de ne pas dire comment il a écrit certains de ses livres : cet homme qui ne fait jamais rien au hasard, je ne l’ai jamais entendu – et cela encore, on le lui reproche – prononcer une phrase que l’on puisse prendre au tragique et qui fasse, par exemple, art poétique.

On lui reproche de tout dire et de ne rien dire, de dire comment il vit et de ne rien révéler de sa vie réelle, on lui reproche d’être extrêmement libre et de ne jamais « fendre l’armure ». On lui reproche d’être inconnu et célèbre.


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