L’événement est passé relativement inaperçu. Or il est énorme et, me semble-t-il, sans précédent.

Le fait d’avoir évoqué les « racines chrétiennes de la France » n’est pas, en soi, le problème – car c’est un fait.

Ni, non plus, la déclaration selon laquelle les religions sont moins un « danger » qu’un « atout » – là aussi, pourquoi pas ?

Ni, encore moins, le salut à la mémoire des sept moines de Tibhirine assassinés, le 21 mai 1996, près d’Alger – ces martyrs trop vite oubliés.

Non. Ce qui est choquant dans cette affaire c’est, au-delà même de sa mise en scène, au-delà du bizarre mélange de révérence et d’inconvenance qui caractérisa cette équipée en compagnie de Jean-Marie Bigard et de Jean-Claude Gaudin continuant de mâcher son chewing-gum face à Benoît XVI, cinq gestes politiques qui, s’il y avait encore une opposition, auraient dû provoquer un tollé.

1. L’affirmation selon laquelle la France aurait des racines, non pas chrétiennes, mais essentiellement chrétiennes : cet « essentiellement » change tout et vaut désaveu, voire insulte, pour ceux qui, sans être chrétiens, n’en ont pas moins fait la France – les autres religions, bien entendu ; mais aussi les agnostiques, les athées, les tenants de l’esprit des Lumières, les inventeurs des droits de l’homme de 1789, les humanistes sans la foi ou sceptiques.

2. La désignation de la France comme étant, « par le baptême de Clovis », la « fille aînée de l’Église » : on passera sur le fait que son prédécesseur, Jacques Chirac, dont on peut supposer que la foi n’était pas moins solide que la sienne, ait eu la sagesse, lui, de considérer que la neutralité inhérente à sa fonction lui interdisait d’assister à la messe pour le quinzième centenaire du baptême de Clovis ; mais on rappellera aux ignorants qui ont pensé et rédigé ce discours que l’expression même de « fille aînée de l’Église » est une expression d’Église, inventée par un homme d’Église (le cardinal Langénieux, archevêque de Reims, en 1896), et qui n’a, de fait, aucun sens dans la bouche d’un chef d’État laïque.

3. Le rapprochement fait, alors, entre les deux vocations politique et sacerdotale : je passe (ils en ont vu d’autres…) sur la probable stupeur des cardinaux entendant l’apôtre d’une présidence bling-bling, décomplexée dans son rapport à la jouissance et à son ostentation, leur expliquer sans rire : « je comprends les sacrifices que vous faites pour répondre à votre vocation parce que, moi-même, je sais ce que j’ai fait pour réaliser la mienne » ; ce qui ne passe pas, ce qui ne peut pas passer, c’est l’inconscience avec laquelle, par ces mots, il ruine tout le travail de dissociation entre les deux ordres, donc entre les deux vocations, qui fut le travail même, depuis deux siècles, de la République.

4. L’étrange idée selon laquelle l’aspiration spirituelle, voire morale, qui est en tout homme ne trouverait sa réalisation que dans et à travers la religion : insulte, là encore, aux sceptiques ; gifle à tous ceux qui n’ont pas besoin d’être croyants pour avoir « un engagement porté par l’espérance » ; résignation gravissime au fait que la laïcité, parce qu’elle « risque toujours de s’épuiser » ou de « se changer en fanatisme», serait impuissante à proposer un sens à l’existence (quid, dans ce cas, du fanatisme au nom duquel tant de femmes sont, dans tant de parties du monde et même parfois en France, mutilées, brûlées vives, martyrisées ? Nicolas Sarkozy pense-t-il qu’il s’agisse là d’une manifestation de son « fanatisme laïc » que ne « comble pas – sic – l’aspiration à l’infini » ?).

5. Et puis enfin – le bouquet ! – le moment du discours où le garant de l’indépendance de l’École a le culot d’affirmer que « dans la transmission des valeurs l’instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie » : les enseignants apprécieront ! les instituteurs de la laïque, ces hommes et femmes qui consentent des sacrifices autrement plus sérieux que ceux dont se targue leur Président pour inculquer les valeurs civiques, le sens de la connaissance désintéressée, la liberté de l’esprit, à des enfants issus de familles où l’on a parfois trop tendance, justement, à porter aux nues la « radicalité du sacrifice », tireront les conséquences qui s’imposent de cet abandon en rase campagne ; et qui empêchera, enfin, cette autre sorte de « pasteurs » que sont les amis de Tariq Ramadan d’en conclure qu’ils ont une chance, dans ce nouveau contexte, de devenir les hussards noirs des territoires perdus de la République ?

Face à cette ahurissante série de provocations, on a le choix, comme souvent avec ce singulier Président, entre plusieurs explications.

Le rédacteur, peut-être. Oui, comme pour le discours raciste de Dakar, on pourra toujours imaginer la main un peu lourde d’un autre speech-writer – ignare ou, simplement, exalté.

Le cynisme, ensuite. La décision froide, calculée, d’aller faire un petit tour du côté des catholiques avant d’en faire très vite un autre – n’en doutons pas ! – du côté des juifs, des francs-maçons ou des musulmans.

Et puis on peut créditer enfin le Président de savoir, très précisément, ce qu’il dit ; et on ne pourra pas ne pas faire le rapprochement, alors, avec la seule grande idéologie française qui a pensé le catholicisme comme cette « culture » à laquelle on n’est pas forcé de croire mais qui scelle, comme nulle autre, pour peu qu’on lui en sous-traite le soin, la cohésion d’un lien social : le maurrassisme.

De ces trois interprétations, je ne saurais dire laquelle me paraît la plus inquiétante.


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