Fallait-il ou non déterrer les mille et quelques squelettes du charnier de Khenchela ?

Donner à ce spectacle l’écho que la presse de gauche — le Matin, puis Libération — s’est fait un devoir de lui donner ?

Le faire aujourd’hui surtout, en cet an de grâce 1982, où les socialistes français renouent de si jolis liens avec les descendants de ceux qu’il y a à peine plus de vingt ans ils appelaient encore les fellaghas ?

Ces questions, et les quelques autres qui, sur le même ton, encombrent les gazettes depuis huit jours, je dois à l’honnêteté de dire que je ne me les suis personnellement guère posées.

Affaire de tempérament, de philosophie, de génération peut-être, je ne crois pas m’être interrogé un seul instant sur les motifs ou les arrière-pensées des journalistes qui, courageusement, ont résolu de lever ce lièvre.

Et je ne suis même pas très loin de penser, en vérité, qu’il y a dans le seul fait de le faire et de poser le problème de l’opportunité d’une publication de ce genre quelque chose qui, en soi, et à quelque conclusion que l’on parvienne, est déjà très inquiétant quant à l’état de nos mœurs, de notre culture démocratique.

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Pourquoi ? Il y a cette évidence, d’abord, qu’il est pour le moins singulier de vivre avec, dans ses caves, un tel contingent de cadavres non identifiés.

Qu’il n’est ni très sain ni très normal de laisser se creuser ainsi, au flanc de son Histoire, de telles fosses de néant, de silence, d’ignorance.

Que l’Histoire, justement, nous enseigne qu’un peuple qui procède ainsi, insoucieux de ses ombres et de ses plus sombres oubliettes, est un peuple enchaîné, esclave de ses démons.

Et que l’heure n’a que trop tardé, en l’occurrence, d’affronter enfin l’horreur de cette guerre sans gloire où la France, il y a vingt ans, fit étalage de son infamie.

Les nationalistes algériens, en leur temps, ne se conduisirent parfois guère mieux que les tortionnaires français ? Ce qui m’intéresse, pour le moment, c’est qu’il y ait eu ici des tortionnaires de ce calibre. C’est que des officiers, des soldats français aient pu, si près de nous, se conduire comme des nazis. C’est que la France des droits, des Lumières, des libertés, ait pu, une fois de plus, et si familièrement, sombrer dans le délire. Et c’est que, de ce délire enfin, je sois, nous soyons tous les héritiers, pour autant qu’il n’a, dans les consciences, pas fait le travail de son deuil…

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Il y a le fait ensuite, plus terrible peut-être encore, que l’horreur, quand on la tait, nourrit toujours l’horreur.

Que c’est dans l’éclipse de celle d’hier que celle de demain, régulièrement, prend sa ressource.

Qu’il n’y a pas de crime plus parfait, plus parfaitement légitimé, que celui qui, pour tuer, commence par refouler, par dénier qu’il a tué une fois déjà.

Et que la loi est là, alors, évidente elle aussi : on ne s’acharne jamais si fort à enterrer l’ossuaire passé que pour faire la terre vierge, de nouveau, à l’autre qui revient…

Les nouveaux maîtres de l’Algérie seraient prêts, nous dit-on, à faire l’impasse sur ce passé ? Le malheur, c’est qu’il y a d’autres Algériens, plus démunis, moins assurés, qui, « immigrés », comme on dit, dans les cités de la France raciste, sont les vrais descendants, aujourd’hui, de nos victimes d’autrefois. Et que ces hommes, ces femmes, ces enfants-là sont et seront proprement en danger de mort tant que le peuple où ils séjournent n’aura pas publiquement, totalement, collectivement, assumé l’abomination de massacres comme celui de Khenchela.

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Mieux, plus profondément, et dans l’ordre, cette fois, des principes, je me demande s’il n’y a pas quelque chose de douteux dans l’idée convenue, banale, et admise presque partout, selon laquelle les plaies de l’Histoire seraient vouées, au bout du compte, à se cicatriser.

Je n’arrive pas à réprimer une obscure sensation de malaise chaque fois que l’on me dit, comme si cela allait de soi, que ces blessures de haute époque dont nous persistons, dans nos cervelles, à porter le sédiment, sont un malheur, une maladie, dont il s’agirait, à tout prix, de s’efforcer de guérir.

Je ne parviens pas à comprendre au nom de quoi, de qui, de quelles étranges valeurs, l’Un vaudrait mieux que le Deux, l’Harmonie que la Division et l’image d’un corps social organique, réconcilié avec lui-même, que celle d’une humanité divisée, toute traversée de clivages et de démarcations.

Je ne devine que trop, plutôt, ce qu’ils ont derrière la tête, ces séduisants prophètes d’unanimité quand ils viennent nous susurrer leur « oubliez, braves gens, oui, oubliez ces querelles d’un autre âge, chassez ces démons qui vous hantent et vous tiennent ainsi en alerte, car nous entrons à ce jour, sachez-le, dans la douce saison du sommeil ». Et je ne crains pas, face à cela, et à l’obscure démission qui nous est ainsi proposée de tenir haut et ferme pour le parti inverse : en affirmant que vouloir la démocratie, c’est aussi, et quoi qu’on en dise, rouvrir inlassablement les cicatrices de la mémoire.

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Le cœur du problème, on le sent bien, tient à l’idée que nous nous faisons du temps.

A cette autre conviction peut-être, muette et elle aussi machinale, qu’il finit toujours, en ses lenteurs, par avoir raison de ses déchirements.

A cette éternelle rengaine, dont s’autorisent d’habitude les apôtres de la réhabilitation des « collabos », et qui nous assure qu’il n’y a pas de forfait, de meurtre, d’holocauste, que le temps, avec le recul, ne finisse par prescrire.

Prescrire ? Amnistier ? Au nom de qui, de quoi, encore une fois ? Et faudra-t-il dix, vingt, cinquante ans pour que l’horreur, enfin, cesse d’être vraiment l’horreur ? L’ennui, c’est que, là non plus, les choses ne vont pas de soi. Que l’arbitraire même du délai témoigne contre le principe. Que l’inconsistance du principe témoigne contre la logique qui, sourdement, le sous-tend. Que si l’idée de prescription a un sens pour le juriste, elle n’en a guère, en revanche, du point de vue de la pure Justice. Et que si l’on peut, sur ces bases, élaborer une politique, on ne fondera jamais d’éthique qu’en posant à l’inverse : il y a des crimes si parfaits, si effroyablement mémorables qu’aucun recul, aucune casuistique, aucune dialectique non plus ne sauraient, au grand jamais, en araser la marque.

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Voilà pourquoi Libération a eu raison de déterrer les squelettes de Khenchela.

Telle est, à mon sens, la portée transpolitique, métaphysique, de cette affaire.

Et telles les raisons, sans doute, de cette gêne qui ne peut pas ne pas nous saisir face à l’image, si désarmante, de notre hyperbolique culpabilité.

J’appelle « hyperbolique » un crime qui, à la lettre, est destiné à saigner jusqu’à la fin des temps.


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