Comment penser un événement qui se révèle strictement impensable ? Un événement imprévisible et tragique, qui ne s’inscrit ni dans les rouages d’une dialectique historique, ni dans la répétition des faits passés, et dont on sent qu’il va recomposer durablement le monde ? Après l’attentat inaugural de notre siècle, celui des Tours jumelles, Derrida et Habermas avaient composé Le concept du 11 septembre, où ils affirmaient en substance que ce jour devenait à lui-même son propre concept. De même, après le 7 octobre, c’est précisément pour refuser les analyses toutes faites, les explications préconçues, mais pour laisser le présent déployer de lui-même ses propres catégories, que Bernard-Henri Lévy a décidé d’ouvrir sa Solitude d’Israël (Grasset) par description pure – une description qui met les certitudes entre parenthèses – de ce samedi noir. Dès le lendemain de l’attaque massive menée par le Hamas, Bernard-Henri Lévy s’est rendu dans ce pays né de la même année que lui, qu’il connaît par cœur et dont il a traversé, depuis sa rencontre avec David Ben Gourion, toutes les étapes nodales. Mais cette fois, rien à voir avec les précédentes épreuves : en ce 8 octobre, Israël ressemblait à un pays de villes mortes et de désolation, tapissées de cadavres, de sang et de chaos.

Dans les villes du Sud qu’il découvre dans un état inimaginable, semblables au Kichinev décrit jadis par Bialik, Bernard-Henri Lévy comprend que le 7 octobre est le nom d’un événement absolument irréductible. C’est un drame imprévisible et dont, rétroactivement, on comprend que les signes avant-coureurs – déclarations et préparations du Hamas – étaient pourtant là, flagrants comme la lettre volée d’Allan Poe, tellement évidents qu’on ne les voyait pas. C’est un jour de sang, de massacres sur des âmes de paix, de corps démembrés et violés, d’enfants suppliciés et de femmes humiliées, dont le Mal ne s’inscrit dans aucune grande fresque de la nature humaine. C’est une rupture époquale, une cassure dans l’Histoire, une brèche dans les grands récits géopolitiques, qui redessinera la structure de la région, du continent et des nations du monde. C’est, dans « l’autre géographie, celle des peurs et des imaginaires », un samedi noir dans l’histoire juive qui, tout en rappelant les innombrables massacres qui n’ont cessé de la rythmer, est porteur d’une terrible nouvelle, jamais entendue depuis les temps bibliques : « l’alignement, pour le pire, d’Israël sur la diaspora ». C’est enfin une de ces horreurs dont la modernité a le secret. Une barbarie filmée, exposée, exhibée en direct sur les réseaux sociaux, mais dont un autre drame a été pourtant contemporain, « l’événement numéro 2 » – celui de la dénégation du 7 octobre, de sa relativisation, de son effacement des consciences collectives.

Face à cet événement, Bernard-Henri Lévy éprouve un sentiment étrange, évident et sinistre, immédiat et pourtant revenu des siècles : celui de l’indépassable, de l’intime solitude d’Israël, cet Israël que le Maharal comparait déjà à un point, à un insécable qui ne trouve pas sa place dans la tectonique des siècles. Et Bernard-Henri Lévy d’analyser, en reprenant les intuitions visionnaires de L’Empire et les cinq rois, l’état du monde depuis la perspective de ce « point » d’Israël. De déconstruire méthodiquement le mythe paresseux et funeste du choc des civilisations pour lui substituer la rivalité, plus souterraine, qui oppose l’Amérique, empire fragile car dépourvu de fondements, à des royaumes sans principes avides de domination. De mener un dialogue tenace, par « vagues » (Platon) d’objections et de réfutations, contre le récit qui accompagne les esprits ligués contre Israël, selon lequel il s’agirait d’une nation ontologiquement et originairement coloniale. Contre ce poncif creux, Bernard-Henri Lévy revisite l’historicité d’Israël, en montrant – et c’est une thèse très forte – qu’elle met en crise tous les concepts classiques de la philosophie politique. Mais les pages qui ont le plus résonné en moi sont assurément les dernières. Celles où, invoquant le Lévitique et la parole des Prophètes, Bernard-Henri Lévy traque une autre solitude. Non seulement la solitude d’une nation face à ses ennemis de toujours et à ses nouveaux amis dont les mains tendues recèlent bien des pièges, mais le danger intérieur qui guette l’esprit d’un Israël qui, rongé par des aspirants-princes qui aspirent à lui faire oublier son âme, perdrait son cœur à vouloir, dans l’épreuve, céder à la tentation du Veau d’or.


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