ALEXIS LACROIX : Quelles images de Claude Lanzmann vous reviennent à l’esprit ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Mes souvenirs se bousculent, et mon émotion est immense. Je revois par exemple notre première rencontre, à Los Angeles, en 1981. Je le revois, intrépide et batailleur, ferraillant contre l’égoïsme et l’indifférence des producteurs d’Hollywood qu’il tentait de convaincre de l’aider à produire Shoah – en vain…. Me reviennent en mémoire, aussi, les beaux moments passés ensemble – il y en eut tant ! – dans des maisons ensoleillées, en Italie, ailleurs. Et puis ce premier séjour commun en Israël, où nous nous retrouvâmes, silencieux, face au Mur des lamentations. C’était il y a trente ans.

AL : Quelles qualités de Claude Lanzmann retenez-vous entre toutes ?

BHL : Batailleur. Puissant. Mais, surtout, d’une merveilleuse intransigeance ; il ne transigeait jamais sur l’essentiel ; il ne faisait, je le dis sans détour, jamais de quartier.

AL : Quelle est, de toutes ses qualités, celle qui vous impressionnait le plus ?

BHL : Le courage. Intellectuel et physique. Et en toutes circonstances. J’admirais la façon dont il répondait viscéralement à l’offense, dût-elle venir d’un homme qui avait le tiers de son âge.

AL : Avec Tsahal, en 1994, Claude Lanzmann a plaidé pour que le peuple juif n’hésite pas à être fort. Avez-vous partagé sa vision ?

BHL : Totalement ! Tsahal, à mes yeux, est son film le plus mésestimé. Il y montre que la réappropriation de la force par le peuple juif est libératrice, qu’elle est juste. Car elle n’a rien à voir, ni de près ni de loin, avec la violence, c’est-à-dire avec la force obscure et déchaînée. Claude Lanzmann était persuadé qu’à travers la résurrection d’Israël, mais aussi à travers le judaïsme d’affirmation de la diaspora, les juifs étaient en train de recouvrer leur force, et que c’était bien, et que c’était beau.

Rétrospectivement, je ne comprends pas l’embarras que ce long métrage si courageux a suscité chez certains de ses amis. Était-ce parce que Claude y exaltait la valeur cardinale de l’armée populaire d’Israël, la fameuse « pureté des armes » (Taarath Haneshet) ? Peut-être. Tous ces gens, en tout cas, avaient tort. Ils sont passés à côté de l’audace bienfaisante de ce film.

AL : Audace bienfaisante…

BHL : Mais oui ! Ce que Lanzmann, dans cette ode à la moralité d’Israël, avait en vue, c’était rien moins que la réconciliation des rois d’Israël avec l’esprit d’Achille et d’Ulysse. Quand j’ai parlé, plus tard, de la « gloire des juifs », c’était, bien sûr, en songeant à lui.

AL : Que pensez-vous de sa défense systématique d’Israël ?

BHL : J’ai toujours vu Claude Lanzmann se dresser, à ses risques et périls, contre l’opinion dominante et ses conformismes rugissants. Eh bien, il le faisait pour Israël. Et c’était magnifique. Quand Israël était seul et traîné dans la boue – c’est arrivé si souvent… –, il était toujours le premier à voler à son secours, à faire entendre sa voix et tant pis si, je le répète, il perdait des amis au passage…

AL : En quoi Shoah (1985) a-t-il métamorphosé la compréhension collective de la destruction des juifs d’Europe ?

BHL : Ce film, c’est son prodige, a rendu manifeste l’irréductible singularité de la Shoah.

AL : Il y avait eu, auparavant, d’autres tentatives cinématographiques…

BHL : Évidemment. Mais c’était, véritablement, la première fois que ce que chacun pressentait, à commencer par les rescapés, surgissait sur écran. C’était la première fois que le propre de ce crime imprescriptible était explicité. Jusqu’ici, cette singularité mille fois envisagée était restée indicible, même dans les films que vous évoquez. La caméra de Lanzmann, soudain, la disait. Lever les voiles de l’indicible, c’est ce geste métaphysique inouï qu’il a accompli là, et c’est un geste essentiel.

AL : Lanzmann est-il le Dante d’aujourd’hui ?

BHL : Oui. Il partage ce fardeau et cet honneur, ce kavod, [en hébreu], avec Soljenitsyne. C’est ainsi. Au nombre des œuvres qui ont permis à un homme comme moi de considérer l’épouvante moderne et de traverser par l’imagination les cercles de l’enfer, il y a L’Archipel du Goulag, et il y a ce film, Shoah. Notre dette envers l’artiste qui a rendu cela possible reste impayable.

C’est la France entière, et l’Europe dans son ensemble qui, aujourd’hui, sont en deuil. Comme souvent, à mesure que l’onde de la triste nouvelle se répandra dans les esprits, le deuil va permettre aux passions de s’apaiser, aux regards de se poser et à chacun de prendre la mesure de l’événement Lanzmann. Moi-même, j’ai du mal à me pardonner nos brouilles. Nous avons eu tant de disputes sans lendemain. Je regrette ardemment ces fâcheries absurdes…

AL : Dans les dernières années de sa vie, Claude Lanzmann était très en colère contre la vulgate de l’idée de « banalité du mal », une notion due à la philosophe Hannah Arendt. Il a eu raison, d’après vous ?

BHL : Oui, cent fois oui ! Pour Claude Lanzmann, rien ni personne ne devait faire obstacle à la vérité. Il ne tolérait pas la moindre prudence envers quelque vache sacrée… Et puis, n’oubliez jamais qu’il avait l’histoire de l’Europe chevillée au corps. Il était un Européen d’esprit, de croyance et d’art. Shoah, c’était le mémorial de ce qui rend l’Europe tout à la fois impossible et nécessaire – blessure inguérissable et destin obligé.

AL : Qu’attendez-vous du président de la République, Emmanuel Macron ?

BHL : D’ores et déjà, le deuil est national. Il serait beau que la République en prenne acte, par la voix et par une initiative du président de la République.


Autres contenus sur ces thèmes