Un an déjà. Oui, un an, pratiquement jour pour jour, que je publiais, à cette même place, ma toute première chronique. Et cinquante-deux semaines, depuis, où j’ai assumé sans défaillir ce rendez-vous que je m’étais fixé avec l’Histoire en train de se faire. Il y a eu la Pologne. Le Liban. Les Malouines. L’arrivée du terrorisme. Le retour de l’antisémitisme en France. Ou les mille et une péripéties de l’installation, ici aussi, de cette créature hybride, cocasse, assez souvent énigmatique, qu’était le socialisme à la française. Chaque fois, de fait, j’ai réagi. Je me suis empressé sur la brèche. J’ai joui du privilège, que dis-je ? de l’immense chance qu’il y avait à pouvoir ainsi, à intervalles réguliers, feindre un peu d’ordre et de sens dans le désordre chiffré des choses. Et je l’ai fait, surtout, dans un climat de liberté, d’indépendance totale de l’esprit dont je m’en voudrais de ne pas dire, ici, qu’il honore à mes yeux ce journal. Aujourd’hui, pourtant, je m’arrête. Et je dois, avant de le faire, quelques explications à mes lecteurs.

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Je pourrais arguer la fatigue, bien sûr. L’inévitable lassitude. Mon discours roui, roué de tant d’insistance. Ma langue, ma plume, elles-mêmes recrues de tout ce pressant tumulte. Cette épuisante sommation d’opiner jusques et y compris, parfois, dans les moments de doute et de suspens. Ou cet autre livre encore, là-bas, loin de la rumeur du jour, qui attendait, pour s’achever, que s’interrompe enfin l’obligation hebdomadaire. Toutes ces raisons seraient justes assurément. Mais aucune, néanmoins, ne serait tout à fait exacte. Et cela parce qu’elles manquent toutes le malentendu majeur dont j’ai peu à peu fait l’épreuve et qui touchait, il me semble, au cœur de l’expérience d’écrire. Le journalisme, en un mot, est certainement un art. Un savoir. Un sacerdoce. Un type tout à fait singulier — et respectable — de rapport à la vie, à la mort, au cours des choses ou des êtres. Mais je ne crois pas qu’il convînt parfaitement, pour autant, à ces êtres bizarres. Exotiques. Tout à fait singuliers eux aussi. Dont Malraux écrivit une fois qu’ils vivent avec leurs livres comme Hugo avec Juliette Drouet. Et qu’on peut, faute de mieux, et à charge pour eux de se définir, baptiser du nom d’écrivain.

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Je veux dire par là qu’un écrivain ne me paraît pas pouvoir durablement vivre ainsi. Sous la pression de l’événement. Dans l’imminence de son surgissement. Sur la crête d’une temporalité inquiète, perpétuellement inachevée. Et dans cet état d’irrémissible fébrilité où le mettraient, s’il s’y livrait, les tours, retours ou ressacs de l’actualité. Question de rythme, sans doute. De souffle. De débit. De vitesse de la voix. Presque même du poignet. Et incompossibilité des langueurs de la lettre et de cette extrême vigilance que requiert, en sa régularité, un « commentaire » de cette espèce. C’est volontiers, je le répète, que je me suis, un an durant, plié au jeu. Et je ne regrette rien, cela va sans dire, de la cinquantaine de textes qui en sont tour à tour issus. Mais l’heure devait forcément venir où je n’écrirais plus que sur le mode de l’ultimatum. Où la vigilance dont je parle deviendrait une terrible, harassante insomnie de l’esprit. Où ma propre parole me serait comme une menace sourde et une inquiétante fatalité. Cette heure-là, j’en ai peur, est arrivée. Et avec elle, du coup, l’impérieuse nécessité d’interrompre.

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Entendons-nous. Ce que je crois c’est qu’il y a un problème, parfaitement réel même si infiniment plus complexe qu’on ne le pense en général, des rapports d’un intellectuel à des médias du style du Matin. Oh ! bien sûr, je n’ai rien contre les médias en soi. Ce n’est pas moi, on l’imagine, qui aurai le ridicule d’en instruire le solennel procès. Et j’ai assez souvent dit, je pense, pourquoi les clercs de notre âge seront aussi jugés, demain, sur leur capacité à relever le défi des outils de communication modernes… Mais je ne crois pas, en même temps, que cela puisse suffire. Je ne pense pas qu’en ce défi nous devions nous exténuer. Je dis qu’il n’y a pas de pensée qui tienne si elle ne parie, également, sur une manière d’écart, de retrait, de dissidence par rapport à tous les rassemblements communautaires. Et cette volonté de « désaveu » que je devinais, l’autre semaine, aux sources de l’éthique mendésienne, je ne suis pas loin d’estimer qu’elle vaut — ou devrait valoir — tout autant pour quiconque aspire, si peu que ce soit, à un discours intempestif. J’aurais pu, autrement dit, interrompre l’expérience à cause de son échec. Je l’interromps au contraire, et à la lettre, parce qu’elle a totalement réussi. Et que j’ai découvert là, au fil de ces semaines, qu’en tout chroniqueur entendu il y a un bien- pensant qui sommeille — et auquel il s’agit, dès qu’il s’éveille, de tordre le cou.

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Et l’engagement, dira-t-on ? Et cet impératif, que j’ai tant et tant ressassé, de se tenir à l’écoute des humbles et des damnés ? Je le maintiens bien sûr. Je m’y tiens plus que jamais. Et je compte bien, un jour ou l’autre, me remettre à son rouet. Simplement, je crois, là aussi, aux vertus du détour. Du biais. De la médiation. De la parole différée, si l’on veut. Et de ce paradoxe qui veut qu’il faille parfois, pour retrouver les hommes concrets, commencer par s’en séparer. Je songe à Rousseau, ami des humbles s’il en fut, consacrant sa vie à prouver qu’il faut aussi, pour les chérir, accepter de s’en exiler. A Camus, mon cher Camus, frayant sous les crachats les voies d’une universalité humaine qui ne se soutenait, mumurait-il, que de la plus entêtée des sécessions. A Saint-John Perse même, poète d’anabases et d’exils en tout genre, contant l’odyssée de Dante, ce « rebelle-né » qui, « né pour tous » et voué à « toutes les affluences », ne pouvait s’autoriser que de la plus exigeante des solitudes. Je ne suis, bien entendu, ni ce poète ni ces témoins. Mais je dis qu’il n’y a pas de parole efficiente qui n’emprunte, peu ou prou, ces chemins. Pas de discours militant qui ne doive, un jour ou l’autre, prendre le risque de cet écart. Pas d’« engagement », si l’on préfère, qui ne s’ouvre, ne se ressource, ne se scande même par des plages d’authentique dégagement…

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Je ne dis pas que ce soit de gaieté de cœur que je me résigne à tout cela. Ni que ce rendez-vous régulier ne va pas, dès mardi, me faire cruellement défaut… Voyez cette semaine déjà ! La mort de Leonid Brejnev dont je n’aurai rien dit ! La libération de Lech Walesa que j’aurai laissé passer sans commentaire. Les dizaines de jeunes soldats israéliens morts au Liban et qui me laissent déjà sans voix ! Les présages, innombrables, qui s’accumulent à l’horizon et que je ne serai plus là pour cueillir en leur éclosion ! Toutes ces menaces, bruissantes partout alentour, et au grondement desquelles il me faudra, à partir de demain, feindre de ne rien entendre ! Sans parler de ces quelques grands articles, sur Antonin Artaud ou Jacques Lacan, qu’une planète en folie ne m’aura pas, jusqu’ici, permis de rendre publics et dont il y a fort à parier qu’ils vous seront à jamais épargnés ! Le fait est là, pourtant. La discipline qui, tant que faire se pourra, devra maintenant m’obliger. La solution, probablement, pour ne pas devenir parfaitement fou ou crétin. Et la seule condition, j’y insiste, pour reprendre, tôt ou tard, le fil de cette parole coupée. Car parler c’est aussi, on oublie trop, induire du silence. Et en ce silence gît, on ne le redira jamais assez non plus, la source d’un parler de vif.

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Pour l’heure, et avant de me taire tout à fait, on me permettra d’adresser un dernier salut à ceux qui, jusqu’à ce jour, ont hanté, peuplé, donné sens à ces commentaires. Salut aux Polonais bien sûr et à leur héroïque insurrection contre les lenteurs de l’Histoire ! Salut au peuple afghan, si parfaitement esseulé et presque partout diffamé, tandis qu’il repousse à mains nues la plus redoutable armée du monde ! Salut au peuple juif, celui d’Israël aussi bien que l’autre, voués apparemment aux mêmes nouvelles épreuves et aux mêmes sempiternelles cohues d’ombres et de démons ! Salut à vous, à nous, au peuple français dans son ensemble et à tous ceux qui, en son sein, s’inquiètent des travaux d’une régression dont chaque jour, ou presque, qui passait ne faisait que préciser les signes ! Et salut peut-être enfin aux clercs, mes pairs, à qui je me serai plus qu’à leur tour adressé et dont le pesant mutisme faisait l’objet, il y a exactement un an, de ma première chronique ! Comment mieux conclure en effet qu’en répétant, littéralement, et au terme de la boucle, mon invitation d’alors — où je les exhortais, déjà, à enchaîner et poursuivre ? Puisse la parole, en ce point, prendre le relais de la parole et d’autres silences se rompre en écho à celui qui, ici, choisit de se sceller.


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