Dans un livre prophétique, Freud parlait d’un « malaise dans la civilisation ». Le mande dans lequel nous vivons a été trop fondamentalement chamboulé depuis un siècle aussi bien dans le domaine de la science que dans celui de l’art, tiraillé dans les directions les plus opposées, pour que l’on ne tire pas le signal d’alarme. Sans doute, toutes les époques ont-elles donné plus ou moins à ceux qui les vivaient une impression de confusion. La religion, la monarchie, la tradition, imposaient cependant un ordre de valeurs contraignant : moral, politique, artistique. Ces valeurs aujourd’hui n’existent plus. Mais on ne les a pas remplacées. Et rarement une société a connu comme la nôtre autant de ferments de dispersion. Plusieurs ouvrages qui paraissent en même temps nous livrent leur diagnostic sur un des aspects de ce malaise : la crise qui secoue le monde intellectuel. Bernard-Henri Lévy avec son Éloge des intellectuels, Alain Finkielkraut dans La Défaite de la pensée et, enfin, Allan Bloom, auteur de L’Âme désarmée, traduisent le désarroi des intellectuels. Ils manifestent une interrogation angoissée sur la notion de culture et stigmatisent son déclin dans le monde occidental, la confusion des valeurs ainsi que la perte du magistère des penseurs.

La première manifestation patente de cette crise, c’est la fin des maîtres à penser, des directeurs de conscience. Quel intellectuel, quel écrivain, peut se targuer aujourd’hui d’un grand magistère politique ou philosophique ? Où que l’on regarde, on ne distingue personne. Les grandes voix qui ont orchestré les débats de notre temps, qui ont proposé leurs explications et leurs solutions à nos inquiétudes, se sont tues. Elles ne sont plus que des échos. Leur pensée elle-même, qui paraissait si impeccable autrefois, ne résiste pas au temps de l’effondrement des idéologies : Camus, Mauriac, Sartre, Aron, Malraux, qui, de la Libération aux années 70, ont été les grands directeurs de conscience, des phares qui illuminaient par leur pensée un monde de plus en plus insaisissable, n’ont pas été remplacés. Et on voit mal aujourd’hui aujourd’hui qui serait susceptible d’occuper leur chaire vacante. Ce vide est-il créé par la disparition de personnalités exceptionnelles ou bien faut-il admettre que les maîtres à penser ont fait leur temps et qu’il faut désormais les ranger au magasin des accessoires de l’Histoire avec les débris des idéologies ?

Dans un entretien accordé au Figaro littéraire, Claude Lévi-Strauss attribuait cette disparition au fait que plus personne ne pouvait prétendre aujourd’hui au rôle de maître à penser « devant l’apparition ou le développement de sociétés si grosses, si complexes, où le nombre des variables est tellement énorme, que la pensée d’un individu échoue, je ne dirai pas à les maîtriser – parce que déjà du temps de Rousseau elle ne pouvait pas les maîtriser, bien que ce fussent des sociétés beaucoup plus simples – mais devant lesquelles on s’aperçoit qu’on ne peut croire que la pensée d’un individu parviendra à les maîtriser ».

Ce que relèvent, chacun à sa manière, Lévy et Finkielkraut, c’est à la fois la confusion et la perte de définition de la culture dans une époque où, ajoute Lévy à propos du Musée d’Orsay, on assiste au « navrant aplatissement des noms, des œuvres, des tendances », où sont confondus sous le terme de « créateurs » : « le pubard, le clipman, le styliste de prêt-à-porter et l’héritier de Joyce et de Flaubert, tous embarqués dans la même galère, tous rangés sous le même concept », tout cela aboutissant à la « grande vulgate sous-culturelle dans laquelle nous barbotons ». Ce constat, qui marque une nette évolution de Lévy, il est intéressant de noter qu’il rejoint celui de Louis Pauwels, qui, dans Le Figaro magazine, écrit à propos de L’Éloge des intellectuels : « Il serait temps que nous cessions de nous disputer à la périphérie de la crise de la culture et que nous nous retrouvions à son épicentre, sans doute opposés, mais les uns et les autres rendus salubres par des controverses essentielles. » Ce point d’accord nouveau dans l’analyse de la crise de la culture ainsi que les convergences qui apparaissent dans l’entretien ci-après entre Bernard-Henri Lévy et Alain Peyrefitte – inimaginable il y a un an encore –, constituent sans nul doute d’une étape qui fera date et à propos de laquelle on n’a pas fini de gloser.

Mais si tout le monde s’accorde désormais, dans une unanimité surprenante, sur la crise des intellectuels, de la culture ou sur la nécessité d’abjurer la mystique aveugle du modernisme, des avant-gardes, de « l’art mineur », la difficulté commence à partir du moment où l’on s’interroge sur le rôle de l’artiste et de l’intellectuel. Doit-il, comme le suggérait Julien Benda, ne pas trahir sa fonction ou se réfugier dans sa tour d’ivoire, quelle doit être sa place dans les débats du siècle ?

La leçon de l’histoire dans ce domaine ne nous est d’aucune utilité : on trouve à peu près autant d’intellectuels, d’écrivains à avoir eu raison ou tort – selon quelques critères ? – dans les grandes crises du siècle. Autant de dreyfusards avec Zola que d’antidreyfusards avec Barrès. Dire que les intellectuels doivent jouer pleinement leur rôle en partant des exemples édifiants de Zola, Mauriac, Malraux, Camus, c’est aussi admettre qu’ils peuvent, comme Drieu ou Brasillach, complaisants à l’égard du fascisme, Aragon et Sartre, complaisants à l’égard du stalinisme, se jeter sans vergogne dans des erreurs néfastes et entraîner avec eux leurs émules : on ne voit pas pourquoi par quel don surnaturel l’intellectuel échapperait aux erreurs communes ?

Reste à distinguer l’intellectuel de l’artiste : le premier étant un habitué du débat général, qui même lorsqu’il donne naissance à des créatures romanesques comme Sartre ne fait qu’habiller des concepts, le second étant surtout animé par la passion de donner naissance à des formes. Lévy écrit que « chez Drieu La Rochelle ou dans le néo-poujadisme contemporain, il n’y a pas de mise en procès de l’intellectuel qui ne finisse un jour ou l’autre par déraper », voire à dériver vers l’antisémitisme. C’est que, la plupart du temps, les artistes méprisent l’intellectuel en eux et chez les autres. Ils révèrent surtout la création et l’action. Et on pourrait donner à Lévy de nombreux exemples intellectuels, d’écrivains qui ont vitupéré les intellectuels sans pour autant « déraper » : de Tolstoï à D. H. Lawrence, de Giono à Hemingway.

Cette question de l’engagement de l’artiste qui a fait couler tant d’encre et en fera encore longtemps couler, c’est peut-être un faux problème, une question en tout cas rebelle à toute théorisation. La réponse de Mallarmé à ses amis qui le poussaient à agir : « Je ne connais pas d’autre bombe qu’un livre », illustre bien la position des écrivains : pour eux, seule compte l’œuvre quelle que soit la tentation qu’ils puissent avoir d’agir comme citoyen, la question n’étant alors que secondaire, périphérique. Et leur engagement sur lequel on s’attarde peut-être trop à propos des écrivains de notre siècle, jusqu’à vouloir donner des points supplémentaires à Bernanos, à Malraux, à Mauriac, dont l’œuvre vit sa vie et n’en a nul besoin, et, en revanche, à en retirer à Barrès, à Giono, à Morand pour des raisons inverses ne peut conduire qu’à des jugements littéraires erronés. On se fiche pas mal de savoir si Dante, qui défendait les gibelins avait raison ou tort contre les guelfes. Les querelles de parti demeurent obscures alors que l’œuvre diffuse toujours sa lumière.

Tolstoï, qui connut tous les déchirements d’un artiste et les préoccupations brûlantes d’un intellectuel, a résumé mieux que personne le seul devoir de l’écrivain : « Les buts de l’art sont incommensurables avec les buts du socialisme. La mission de l’artiste ne doit pas être de résoudre irréfutablement un problème, mais de nous obliger à aimer la vie. Si on me disait que je peux écrire un roman dans lequel démontrerais de façon irréfutable la justesse de mes opinions sur tous les problèmes sociaux, je ne consacrerais pas deux heures à une pareille besogne. Mais si on me disait que ce que j’écrirai sera lu dans vingt ans par ceux qui sont aujourd’hui des enfants et qui pleureront ou riront sur mon texte, et qu’ils en aimeront davantage la vie, alors je vouerai à un tel travail toute mon existence et toutes mes forces. »


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