Œil de jais, crinière au vent et décolleté avantageux, Bernard-Henri Lévy cachait une grande douleur. Depuis la mort de Sartre, un doute taraudait son esprit. L’espèce si française – c’est-à-dire universelle – de l’« intellectuel engagé » avait-elle disparu à jamais de la surface de la terre ? La race s’était-elle éteinte de ces hommes « dont la vocation quasi ontologique est d’être l’intermédiaire entre le Juste, le Vrai, le Bien et l’espace de la Cité » ?

Ténébreux, veuf, inconsolé, BHL avait beau tourner son profil de médaille en tous sens, nulle part il ne voyait d’héritiers à la mesure des Foucault, Clavel, Barthes, Althusser et autres Lacan qui, l’un après l’autre, s’en retourneraient dans le ciel des idées. Il fallait donc que cette lignée fût bien fragile, ou singulièrement abâtardie, pour s’effacer ainsi sans laisser de postérité.

Un matin, BHL décida d’en avoir de cœur net. Il troqua son chemisier de soie vanille, griffé Lanvin, contre une chemise de même coupe mais taillée dans une pièce de coton (matière qui a l’avantage de ne pas miroiter sous les projecteurs de télévision). Puis, tel Darwin traquant à travers le temps et l’espace l’évolution des espèces, il se lança dans une vaste « enquête généalogique » qui devait le conduire aux origines de cette curieuse famille : les intellectuels.

S’il a consigné par écrit les résultats de son périple, c’est par et pour la télévision que fut conçu le projet. Mercredi, les téléspectateurs d’Antenne 2 ont déjà pu méditer le premier épisode de ses Aventures de la liberté. Trois autres suivront, le 20 mars, le 27 mars et le 3 avril.

L’ensemble est aussi éloigné de la sobriété des documentaires historiques d’Henri de Turenne que de la fougue juvénile des récits d’Alain Decaux. L’inspiration serait plutôt à chercher du côté de chez Fred (Mitterrand), mais revu et corrigé par France-Culture.

Il y a la voix BHL : modulée, précieuse, mais qui s’enflamme soudain et charrie des orages. Il y a le style BHL : orné, labyrinthé, ponctué d’adjectifs – « ignoble », « infâme », « ignominieux », « trouble » surtout. Il y a le ton BHL : inspiré, frémissant, volontiers prophétique. Il y a enfin la « présence » BHL ; les gros plans du « nouveau philosophe » occupent 11% du temps d’antenne. Sans compter les interventions « en situation ». Bref, l’enquête annoncée est loin du strict « rapport d’investigation ».

C’est pourtant bel et bien d’une enquête qu’il s’agit. Intraitable inspecteur, BHL débusque sans pitié les « mauvais » intellectuels qu’une particularité biologique a placés du côté de la « terre », du « sang », du « juvénisme » – en gros, à droite – et qui, pour ce motif, sont exclus à jamais des sphères de l’intelligence.

Pour les confondre, le philosophe détective n’hésite pas à payer de sa personne.

À Verdun, torche électrique à la main, il joue les explorateurs dans les tranchées. Puis il flâne entre les tombes : des milliers de croix blanches et, au centre, BHL qui raille le « pauvre Péguy » « emporté par la rage, entraîné dans la haine ».

Plus tard, à Sigmaringen, pull-over gris sur chemise blanche, il arpente les salons, passe en revue le mobilier et évoque les « pitoyables personnages qui se nourriront de chou rouge et de rutabaga ».

L’affaire est vite instruite. « Les bons ont gagné, les méchants ont mordu la poussière », lance BHL au début du troisième épisode qui couvre l’après-Seconde Guerre mondiale. Désormais il ne sera plus question des intellectuels « de droite ».

Restent donc les « bons ». BHL, qui se sent en famille, dresse inlassablement le procès-verbal de leur vertu. Imperméable vert, il refait le voyage de Gide en URSS. Scène de genre sur les berges de la Moscova : livre en main, cigarette aux lèvres, le philosophe retrouve son « héritage antitotalitaire ».

Camus, autre « maître à penser ». Chemise blanche, chevelure battue par le vent, BHL arpente les ruines de Tipasa, fixe la mer et invoque les mânes de cet autre pied-noir, à qui les staliniens reprochèrent sa culture philosophique de seconde main.

Limier intrépide, BHL découvre au passage les geôles algéroises de la « redoutable DST ». « Nous avons demandé à descendre dans les caves où se trouvaient les sinistres baignoires. Nous sommes allés jusqu’à ces cellules où s’entassaient dans l’obscurité les corps promis à la torture ou à la mort. » Surprise, un homme soupçonné jadis « de contact avec le FLN » l’y attend. Il se souvient parfaitement du lieutenant qui lui a « donné un coup de rangers ». Et de son nom : Le Pen.

Pour horrible qu’elle soit, cette « découverte » ne parvient pas à distraire BHL d’un scandale plus criant encore : les « bons » intellectuels finissent tous, un jour ou l’autre, par devenir « mauvais ». Les dreyfusards tournent au bellicisme en 1914. Les pacifistes de 14 deviennent moscoutaires en 17. Les résistants se transforment en staliniens. Déçus du stalinisme, ils passent au tiers-mondisme, glorifient Mao et Fidel, justifient le terrorisme et la révolution iranienne. Accablant.

Tout au long de quatre épisodes, BHL s’acharne contre cette fatalité historique. Il débusque les indices, exhume les causes secrètes, cherche des excuses et des explications, mais rien n’y fait, le scandale demeure.

L’explication surgit au milieu du quatrième et dernier épisode de la série, alors que BHL, essayant de comprendre le jeune maoïste qu’il fut, arpente, chemise blanche et pull-over gris jeté sur les épaules, « sa » khâgne de Louis-le-Grand. « Ce sont les mêmes idées (maoïstes), la même utopie de casser l’histoire en deux, qui donnait ce désir de sainteté et puis des égarements terribles qui menèrent tout près du terrorisme. » Plus simplement : l’enfer est pavé de bonnes intentions.

Tout est là. L’aveuglement de Breton et d’Aragon. Les impasses de Sartre et de Foucault. La folie d’Althusser. Ils ont, dit BHL, « considéré comme désuètes ou absurdes des idées comme celle du droit, des droits de l’homme, de la morale ».

Tout s’éclaire. Si la longue chaîne des intellectuels français semble sans descendance, c’est que le « choc démocratique » des années quatre-vingt (causé principalement par l’irruption des dissidents soviétiques) a brisé « tout espoir de changer l’homme dans ce qu’il a de plus profond ».

Dès lors, l’intellectuel des années quatre-vingt-dix ne saurait être que radicalement différent de ses prédécesseurs. Ni « mauvais » – on s’en doute – ni « bon » – tôt ou tard il deviendrait « mauvais ». Un intellectuel « du troisième type ».

Mais qui ? Au fil des séquences, on apprendra seulement que l’oméga de la pensée doit partager les idéaux de SOS-Racisme, les combats de Bernard Kouchner et les confidences de Marek Halter.

À l’ultime seconde des Aventures de la liberté, la vérité éclate pourtant au grand jour. Alors que BHL parle de « rendre à l’intellectuel le visage et la parole », une figure apparaît sur l’écran. La sienne. B comme Bien. H comme Humanisme. L comme Liberté. Le chaînon manquant.


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