Un an, dans la vie d’un Juif, c’est, en principe, le temps du deuil.

Il y a les sept jours, les chiva, avec leur presque insoutenable sévérité. Puis les trente jours, les chelochim, où la souffrance relâche un peu sa prise. Et puis il y a l’année pleine au terme de laquelle, si l’on a bien œuvré, si le douloureux et mystérieux travail du deuil s’est effectivement opéré, une voix nous murmure à l’oreille : « il est temps, désormais, que la tristesse desserre son étreinte – il est venu, le temps de la consolation et du retour de la vie ».

Cette lente et redoutable tâche, rares sont ceux qui n’ont pas eu à l’accomplir dans le cours de leur vie personnelle.

C’est elle qui était requise de tous, collectivement, et pas seulement des Juifs, après le pogrom du 7 Octobre.

Or tel est le paradoxe auquel il faut bien se résoudre : l’année horrible qui s’achève, l’année infernale et maudite qui nous a ballottés comme dans une tempête sans fin, a rendu ce deuil impossible – pourquoi ?

D’abord parce que, tandis qu’œuvrait le deuil, les morts du 7 Octobre n’ont pas cessé d’être diffamés.

Avez-vous déjà giflé un mort, demandaient de jeunes écrivains, français et révoltés, à l’orée du siècle dernier ?

Eh bien c’est ce qu’ont fait ceux qui ont reproché aux morts du festival de musique Supernova d’être des provocateurs venus danser aux portes de Gaza. C’est ce qu’ont fait aux âmes pures des kibboutz de Be’eri ou Kfar Aza ceux qui, dans les villes d’Europe et d’Amérique, ont pavoisé à l’annonce de leur martyre. C’est ce qu’on a fait aux femmes violées, torturées, puis transformées en viande à massacrer, quand on leur a dit : « tout de même… n’en faites pas trop… laissez-nous vérifier… » – avant de s’apercevoir qu’elles n’étaient plus là pour leur répondre. Et c’est ce que font, aujourd’hui, ceux qui continuent de sous-entendre que les victimes de cette tuerie sont, à la fin des fins, responsables de ce qui leur est arrivé.

Le moyen de faire le deuil de ses morts quand il faut, en plus, empêcher qu’ils soient carbonisés, tués, une deuxième fois ?

Ensuite parce qu’il y a des millions de Juifs à qui l’on ne cesse de dire depuis un an : vous êtes, vous aussi, des morts en sursis.

C’est ce que disent les armées du crime qui, sur sept fronts, rêvent d’éradiquer Israël. C’est ce que disent, en Europe et aux États-Unis, les meutes humaines contestant de plus belle l’habitation par des Juifs de ce minuscule bout de terre qui leur a été concédé après des siècles de persécutions. C’est ce que pense la puissante Perse parvenue à ce fameux « seuil » lui permettant d’assembler des armes nucléaires dont elle n’a jamais caché qu’elles lui serviraient à pulvériser Tel-Aviv. C’est le raisonnement, plus ou moins conscient, des va-t-en-paix qui recommandent de pactiser avec cet Iran criminel tout en sachant qu’un compromis ne serait, pour l’État des Juifs, qu’un sursis. Et je ne parle pas des irresponsables qui, en accusant les soutiens d’Israël des pires crimes, les livrent, qu’ils le veuillent ou non, à la vengeance des peuples.

Le moyen de faire un deuil quand on en est à négocier, soi-même, sa sécurité ou sa survie ?

Et puis il y a bien entendu les otages.

Ce n’est pas seulement qu’ils nous hantent.

Ni que soit insupportable l’idée de ces femmes, hommes, enfants transportés de tunnel en tunnel, de cache en hôpital qui est aussi une cache où dorment des roquettes. Il y a le fait qu’à ce supplice s’ajoute celui d’être empêchés de donner ce que l’on appelle, d’habitude, dans la plupart des prises d’otage, des « preuves de vie ».

Vivants ou morts, les 101 encore détenus par le Hamas ? Ce sont des morts-vivants. Ou, si l’on préfère, des demi-vivants, des ombres dont on ne sait rien.

Or l’âme juive a en horreur cet état intermédiaire. Il ne s’y trouve pas de place pour les zombies, ou pour les limbes, dont Charles Baudelaire disait que l’idée même est insoutenable aux vrais vivants. D’un époux, ou d’une épouse, « manquant » n’est-il pas dit, dans la Torah, qu’il faut, quoi qu’il en coûte, et même si l’existence devient une interminable épreuve, faire comme s’il allait revenir ?

C’est encore pourquoi cette année maléfique, loin d’apporter aux endeuillés sérénité et détachement, n’a fait que serrer plus fort encore le nœud de l’angoisse et du chagrin. Et c’est ce qui a fini de rendre impossible, jusqu’ici, le deuil du 7 Octobre.

Et pourtant il faut que ce deuil finisse par se faire.

Il y va de la mémoire des morts et de la réparation des survivants.

Il y va de la possibilité, pour eux, les survivants, d’habiter la terre autrement qu’en étrangers.

Mais il y va, au-delà d’eux, de l’avenir de la vérité dans un monde que ce crime sans précédent a tout entier heurté.

Et là est la clef, pour parler comme dans les chancelleries, de cette paix à laquelle tous aspirent mais qui demeurera introuvable tant que le crime n’aura pas été pensé et que nous ne nous serons pas, tous, libérés de cette année terrible.

Le monde grincera, saignera, pleurera, tant que n’auront pas été pleurés comme il se doit les naufragés du 7 Octobre.


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