Cela se passait à l’aube des années 1980.
A l’époque la plus sombre, et sans doute la plus périlleuse de la brève histoire d’Israël.
En cette heure de disgrâce et de solitude infinie où toutes les forces du malheur semblaient s’être, une fois de plus, rangées en face de lui.
Dans ce climat lourd surtout, terriblement nauséabond, où les narines les mieux exercées recommençaient de flairer l’odeur familière de la haine et des hallalis d’autrefois.
Le temps n’était pas très loin où une Organisation des Nations unies, née des horreurs du nazisme et de la volonté d’en conjurer à jamais le retour, avait pu assimiler au racisme l’idée, le concept, le principe même d’un Etat juif.
Personne ne s’était vraiment ému quand, un peu plus tard, quarante ans à peine après l’holocauste hitlérien, le même concert des nations avait proclamé l’urgence de punir, de sanctionner, « d’isoler par tous les moyens » le peuple des martyrs, rescapé des chambres à gaz.
Chaque jour, chaque année qui passait voyait s’allonger un peu plus la liste des péchés imputés à une communauté sur qui revenait peser, bizarrement, l’ancestral soupçon de « profaner » les Lieux saints, d’« accaparer » les richesses de la région, ou de « souiller » ses sources de vie.
En France même, dans la patrie des Lumières, des libertés, des droits de l’homme, nous avions des ministres qui ne craignaient pas de comparer aux plus héroïques figures de notre Résistance les dirigeants d’une organisation dont le but avoué était de provoquer, au cœur du Proche-Orient, rien de moins qu’un nouveau génocide.
Protester contre cette volonté de salir, d’abaisser, d’humilier ? Montrer avec quelle atroce, quelle impitoyable régularité, elle épousait la logique du vieux délire antisémite ? Crier que la Bête était en train de revenir, à bas bruit comme d’habitude, à l’échelle de la planète, et avec, une fois de plus, l’universelle bénédiction des puissants ?
La vague était presque trop forte. Trop insistantes les forces du mensonge. Trop nombreuses celles qui, d’un bout du monde à l’autre, avaient intérêt à refaire du peuple juif un peuple de trop sur la terre. Et c’est ici pourtant, dans ce contexte terrible et presque désespéré, à rebours du lieu commun, donc, et du sens même de l’Histoire, que François Mitterrand décida un beau jour d’être le premier président de la République française à fouler le sol de Jérusalem.
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Pourquoi ? Pour y faire, pour y dire quoi au juste ?
Ce fut d’abord, on s’en souvient peut-être, l’hommage enfin rendu à ce qu’il ne craignit pas d’appeler la première guerre de libération nationale réussie de l’histoire contemporaine. L’insistance avec laquelle il souligna comment, contrairement à tous ceux qui ont suivi, l’Etat né de cette guerre-là avait su rester fidèle, lui, à sa vocation démocratique originelle. Et le moment, si émouvant, où le vieux militant de gauche perça sous la pompe présidentielle pour dire, avec le lyrisme des grands jours, l’immense dette du mouvement « antiimpérialiste » tout entier à l’endroit de cette exemplaire expérience.
Ce fut ensuite, au chapitre des évidences toujours, la fermeté avec laquelle il regretta que l’on fît constamment obligation à Israël de se justifier d’être. Qu’il soit perpétuellement sommé de se réjouir quand tel de ses adversaires daigne lui consentir ce fameux « droit à l’existence » que tous les belligérants du monde, depuis que le monde est monde, se reconnaissent spontanément. Et la tranquille audace avec laquelle il expliqua en quoi l’idée même d’un Israël qui, seul entre toutes les nations, aurait à payer en concessions, en compromis, voire en capitulations ce qui, n’importe où ailleurs, est un droit fondamental, allant absolument de soi et antérieur à tout compromis, est une idée intolérable.
Mieux, et plus profondément, il fut le premier chef d’Etat occidental à oser dire, avec toute la hauteur et la solennité requises, ce qui, à la fin des fins, vient légitimer ce droit. Comment il ne peut plus suffire, contrairement à ce qui se fait partout, d’invoquer, pour cela, on ne sait quel fait accompli, état de fait ou principe de réalité. Comment il est urgent d’en finir avec cette étrange logique du pis-aller, de la mauvaise grâce historique, où seule une obscure, presque malencontreuse « existence » contraindrait à admettre la fatalité d’une « essence ». Et pourquoi il est temps, à l’inverse, d’aller chercher ailleurs, dans l’histoire même du peuple juif, dans sa résistance millénaire et dans l’absolu miracle de sa sempiternité, la racine de la renaissance, ici et maintenant, dans la forme étatique moderne, de l’antique royaume hébreu.
Et il y eut enfin, à Jérusalem, en cette ville trois fois sainte dont il sut, comme personne, évoquer la spiritualité, l’admirable méditation finale sur la signification, aujourd’hui, du thème de l’« élection ». Sur cette vocation métaphysique qui transgresse, en Israël, toutes les catégories de simple politique. Sur le paradoxe de cette région du monde qui est aussi la plus secrète, la plus mystérieuse des régions de l’Être. Sur cet Être dont elle est, dont elle n’a peut-être jamais cessé d’être le témoin, persévérant. Et sur le fait alors que, de cet Être-là, nous sommes tous un peu les bergers — et d’Israël, à ce compte, les fils spirituels.
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Rien de tout cela, bien sûr, n’était véritablement neuf. Le président de la République française s’était contenté de proférer, en fait, les vérités premières qui sont au fondement du rêve culturel occidental. On a même quelque peine aujourd’hui, avec le recul du temps, à concevoir qu’il ait fallu tant attendre pour qu’elles puissent ainsi s’énoncer. Et pourtant quel éclat ! Quel fracas ! Que de désordres, tout à coup ! Et quel extraordinaire glissement sur les terrains de la bêtise, du conformisme, de la veulerie ambiants !
En France d’abord, ce fut presque une révolution. Un cinglant démenti aux sottises ânonnées, depuis des années, par le progressisme dominant. Une gifle à tous ceux qui allaient partout répétant leur litanie d’un Israël « raciste », « Autocratique », « réactionnaire ». Une rupture étincelante, et sans réserve cette fois, avec l’héritage d’un septennat qui n’avait accordé aux juifs et au judaïsme que l’expression de son mépris. Et un coup d’arrêt, surtout, à la résurgence du seul antisémitisme qui comptait, qui menaçait vraiment encore, et qui avait pris le visage, je le répète, de la phobie antisioniste.
Là-bas, en terre d’Eretz-Israël, pour ces millions d’hommes et de femmes qui y séjournent et y espèrent, ce fut le plus inattendu, mais le plus extraordinaire des réconforts. La preuve qu’ils n’étaient pas ce peuple de damnés, rivé à sa misère et à son esseulement qu’en avait fait l’histoire récente. Le présage d’une époque où ils ne seraient plus peut-être cet « affront à l’humanité » décrit par la propagande adverse, mais un partenaire à part entière dans l’oraison croisée des langues, des cultures, des religions où s’alimente la modernité. Et ce fut, à ce titre, la plus terrible des défaites pour les puissances de l’Empire acharné à perpétuer les travaux de la régression.
François Mitterrand, cela va de soi, n’avait pas fait progresser d’un pas le débat diplomatique dont la région était l’enjeu. Il n’avait pas avancé de projet politique concret pour réconcilier d’un seul mouvement les parties prenantes au conflit. Il avait compris qu’il y avait, dans la partie en question, une constellation de signes, de drames, de déchirements qui n’avait rien à voir, justement, avec la politique proprement dite. Comme Anouar el-Sadate avant lui, il avait su hisser son discours à ces hauteurs transpolitiques, quasi théologiques, requises par la situation. Remettant ses propres pas dans les traces de l’Égyptien et refaisant, pour son propre compte, le même itinéraire de l’esprit, il avait eu le génie de renouer avec une parole trop tôt interrompue.
Et c’est en ce sens, et en ce sens seulement, qu’il avait pu, en ce jour de grâce de mars 1982, commencer de déranger à son tour l’ordre institué des choses.
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