Zhao Ziyang, c’était le Masque de fer de Pékin. Secrétaire général du parti communiste au moment de la place Tiananmen, opposé à l’envoi des chars et partisan, au contraire, du dialogue avec les étudiants, apôtre, en d’autres termes, d’un socialisme à visage humain que le bain de sang allait repousser aux calendes, il fut destitué par Deng Xiaoping, mis en résidence surveillée dans une maison proche de la Cité interdite, rayé d’une mémoire collective dans l’enfer de laquelle il allait retrouver d’autres réprouvés du type de l’ancien président Liu Shaoqi et vivait, depuis lors, d’une existence fantomatique et infime. Aujourd’hui il est libre, vient d’annoncer Wang Yannan, sa fille. Il est « enfin libre », dit-elle exactement, c’est-à-dire mort. Et le trait, son humour macabre et désespéré, ce qu’il laisse entendre de la vie de cet homme depuis quinze ans, le malaise aussi du pouvoir, son silence, la mise en état d’alerte, comme à la grande époque, de la police anti-émeutes et de l’ensemble de la presse priée de donner le minimum d’écho à la disparition de celui qui restera comme le premier des grands réformateurs du pays, tout cela en dit long sur l’état réel d’une Chine dont on célèbre partout l’« ouverture » sans voir, apparemment, qu’elle est loin d’avoir tourné le dos à ses âges barbares. Chinois, encore un effort pour être vraiment démocrates. Français, un peu plus de vigilance avant de donner au géant économique de demain les brevets de libéralisme qu’il nous demande. Un spectre hante la Chine. Et c’est, escorté de celui des victimes du printemps étudiant de Tiananmen, le spectre de Zhao Ziyang.

Impayable Le Pen. Il était en train de se faire une nouvelle réputation. La thèse selon laquelle il n’était pas fasciste, mais juste un peu populiste, était en train de gagner du terrain dans les médias et l’opinion. Récemment encore, un journaliste tentait de me faire admettre que nous nous étions tous trompés de cible et que la véritable source du néoantisémitisme contemporain était à chercher du côté non du FN, mais des islamistes brûleurs de synagogues dans les banlieues. Et l’on avait presque l’air mauvais joueur quand on essayait d’objecter que oui, d’accord, l’islamisme, il y a une vraie source islamiste, bien sûr, à cette flambée antisémite – mais islamisme, hélas, rime avec lepénisme, c’est le double fil d’un même lien, les deux mâchoires d’un même piège ; il y a, entre les fascistes verts et les autres, entre les assassins, par exemple, qui, dans les années 90, découpaient les bébés algériens en rondelles et Le Pen décrivant le « combat » du FIS comme celui de la « djellabah nationaliste » contre le « jean cosmopolite », une communauté de valeurs et, au fond, de projet. Eh bien voilà. Patatras ! Tant de zèle, à la fin, devait finir par énerver le Chef. Car c’est lui qui vient, en quelques phrases, de balayer ces spéculations et de remettre les choses au point. Banalisation de l’Occupation dont il ne voit pas l’« inhumanité ». Normalisation du nazisme et de ses crimes, qui deviennent des crimes parmi d’autres, un autre « point de détail » dans l’histoire générale des massacres. Le FN, qu’on se le dise, reste le parti des conjurés du Petit-Clamart et du milicien Victor Barthélemy. Il demeure cette formidable lessiveuse spécialisée dans le blanchiment des anciens collabos que nous étions quelques-uns, il y a vingt ans, à avoir détectée. Rien, personne, aucun habit neuf ni aggiornamento ne sont près d’effacer cette mémoire noire à laquelle le principal intéressé tient, semble-t-il, comme à un testament.

L’admirable Laurent Terzieff, l’autre soir, chez Guillaume Durand. A la télé comme au théâtre. A la vie comme sur la scène. Le même air éternellement décalé, un peu absent, qui m’avait tellement impressionné, il y a dix ans, quand j’étais venu lui parler, avec Emmanuelle de Boisson, de la création du Jugement dernier. Le même drapé moral. Le même mélange bizarre d’éloquence et de retenue, de volubilité soudaine et de pudeur muette. Je me souviens d’un texte de Roland Barthes à la fin de son époque théâtre. On est en 1960. Peut-être un peu plus tard. Il n’en finit pas de s’émerveiller du choc qu’a été, pour lui, la rencontre avec Brecht et le Berliner Ensemble. Et c’est un texte où il tente de le concilier, ce choc, avec son autre goût, d’adolescent, d’enfant, pour ces acteurs admirables que furent aussi Dullin, Pitoëff ou Jouvet. Les acteurs que je préfère sont ceux, dit-il à peu près, qui ne se déguisent pas. Ce sont ceux qui, loin, comme veut le lieu commun, d’entrer dans leur rôle, de l’incarner, laissent au contraire le rôle entrer dans leur souffle et, d’une certaine façon, lui donner corps. Le souffle de Dullin, toujours le même quoi qu’il jouât. La diction de Jouvet, toujours autrement la même d’un personnage à l’autre, et du théâtre au cinéma. Eh bien même chose pour Terzieff aujourd’hui. Même destin de cette voix, si peu jouée, si peu joueuse, et dont le timbre, quoi qu’il fasse, quelque texte, fictif ou vécu, dans lequel il choisisse d’entrer, bouge paradoxalement si peu. Paradoxe ? Sans doute. C’est le paradoxe, non du comédien, mais de l’acteur.


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