Parce qu’elle fut, avec François Ewald, l’un des deux collaborateurs en titre jamais recrutés par Foucault dans sa vie universitaire ; parce qu’elle parle de lui avec chaleur, empathie, courage, brio, science ; parce qu’elle raconte comme personne son ascétisme et son rire, sa longue silhouette de mandarin et ses masques facétieux ; parce qu’elle dit son côté athlète de la pensée et virtuose de la guerre des mots ; parce qu’elle rappelle la dimension artiste du personnage et esthétique de son œuvre ; parce qu’elle montre que l’histoire de sa pensée est aussi une flamboyante histoire de l’œil et qu’au moment où d’autres nourrissaient encore le rêve de la révolution dans un seul pays il concevait, lui, celui d’une philosophie dans un seul tableau ; parce qu’elle hasarde l’hypothèse, autrement dit, d’une gaie science foucaldienne venue à l’exacte intersection de Panofsky et de Duhem, de Velazquez et de Canguilhem ; parce qu’elle fait le système foucaldien sortir, aussi, d’un commentaire des Ménines ; parce qu’elle attache autant d’importance à ses références à Borges ou Corot qu’à sa relecture de Cassirer ; parce qu’elle brosse le portrait d’un philosophe qui fut d’abord un homme libre ; parce qu’elle démonte le mécanisme qui fit de ce pur sujet une bête sans espèce et de cet éducateur hors pair un maître sans héritiers ; parce qu’elle cerne au plus près ce qui le rapproche et le sépare de ses grands contemporains que furent Lacan et Althusser et parce qu’elle brosse, ce faisant, un impeccable tableau de cette « pensée 68 » qui aurait, aux dernières nouvelles, autant d’adversaires dans la gauche hollandiste que dans la droite raffarinée ; parce qu’elle pense, au demeurant, que ladite « pensée 68 » n’exista pas plus pour lui que la « pensée 48 » pour Flaubert et que, s’il y eut des « soixante-huitards » (dont il fut, à coup sûr, l’une des étincelantes figures), il n’y eut pas de « soixante-huitisme » (au sens où voudrait l’entendre l’humanisme bourdivin) ; parce qu’elle a le mérite de rappeler la radicalité de sa rupture avec le réductionnisme marxiste et parce qu’elle prend le risque d’imaginer la colère que lui inspirerait certain néopopulisme poussant l’audace et l’ignorance jusqu’à se réclamer de ses textes ; pour toutes ces raisons, ces temps-ci, il faut lire le petit livre que vient de consacrer Blandine Kriegel, chez Plon, au plus pirandellien des philosophes contemporains. Foucault aujourd’hui ? Voilà. C’est son titre. Et l’auteur de L’archéologie du savoir aura été rarement si présent que dans ces cent pages serrées de colère, de rire, de mémoire et de foi.

Les voies du désir sont-elles aussi impénétrables que celles du Seigneur ? Que veut dire le père Tertullien quand il dit de l’amour physique qu’il est un « suintement de l’âme » ? Augustin fut-il le précurseur de Bataille ? Qu’aima-t-il le plus, dans la chair, de ses objets ou de sa chute, de ses « stériles semences » ou de la « chaudière des amours honteuses » ? Quid de la jalousie ? Quid – Augustin toujours – des « verges brûlantes » dont elle bat ses victimes ? L’absence de jalousie est-elle, comme le voulaient Ulrich et Agathe, dans L’homme sans qualités, l’une des « vertus de la puissance » ? De l’image ou des mots, de l’imagination des images ou de celle de la langue, qu’est-ce qui rend jaloux le jaloux ? Iseut trompe-t-elle son époux avec son amant ou son amant avec son époux ? Que tous les maris sont laids et tous les amants magnifiques, le tenons-nous de Montesquieu, de Cocteau, ou des deux ? Trahit-on un amour accompli ? Pourquoi Ulysse épargne-t-il Pénélope ? Et le phalanstère ? Le nombre, le grand nombre, fait-il quelque chose à l’affaire ? Les quiétistes étaient-ils les précurseurs de l’attraction passionnée fouriériste ? Quelles raisons avaient-ils de croire, par ailleurs, que l’abomination orgiaque peut être l’un des moyens, pour Dieu, d’élever les âmes à un haut degré d’être ou, parfois, de néant ? Femme aimée ? Femme fatale ? Est-il vrai qu’il existe, dans toute relation entre un homme et une femme, des points aimantés et dangereux qu’il est bon de seulement frôler ? Le pénis est-il, comme disait Sade, le plus court chemin entre deux cœurs ? Qu’est-ce, alors, qu’une pute ? Qui est, vraiment, Osiris ? Fut-il découpé en treize ou quatorze morceaux et que devint, au juste, le quatorzième ? L’amour est-il aveugle, vraiment, et d’où vient que, ce disant, on le confonde avec la passion ? Corps aimé ? Corps d’amour ? Qu’est-ce qui structure un corps amoureux ? Et que veut dire Balzac quand il suggère, dans Béatrix, que seul Molière aura approché l’amour absolu ? Les romanciers sont-ils des menteurs ? Platon et, de nouveau, Augustin eurent-ils raison de voir dans le roman la forme suprême de la tromperie ? Telles sont quelques-unes des questions posées dans l’autre très beau livre lu cette semaine. Comme si notre amour était une ordure (Stock) est signé Jacques Henric. Et on le lira, au choix, comme le commentaire réglé du livre fameux de Catherine Millet ; comme le roman d’une nuit où un homme visionne une cassette montrant les ébats d’une femme, la sienne, avec des amants inconnus ; ou comme un essai sur le sexe et la foi, la chair et le corps, l’insoutenable mystère du désir.


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