Oui, naturellement, l’exécution de Saddam fut une erreur. Elle le fut à cause du moment choisi. A cause de la manière. A cause des insultes et quolibets poursuivant le condamné jusqu’à la dernière seconde. Mais elle le fut aussi pour une raison de fond touchant à l’histoire même de l’Irak et des crimes qui y furent commis. J’imagine un dictionnaire politique du siècle prochain. Et j’imagine, à l’article Saddam, ce qui fera désormais figure de vérité, non seulement judiciaire, mais historique : « dictateur, etc. ; né etc. ; mort, le 30 décembre 2006, au terme d’un procès où il fut reconnu coupable du meurtre de 143 villageois de Doudjaïl, village du nord de l’Irak où etc. ». Et les gazés de Hallabja ? Et les autres villes et villages détruits du pays Chiite ? Et les centaines de milliers de Kurdes génocidés, au moment de la guerre avec l’Iran, parce que soupçonnés, comme les Arméniens en 1917, d’être une cinquième colonne au service de l’ennemi ? Et les salles de torture ? Et les ossuaires dans tout le pays ? Et les disparus en grand nombre ? Ignoré, tout cela. Pas évoqué au procès, donc juridiquement éteint et, dans le grand livre des morts qu’est aussi l’histoire des hommes, effacé, dénié et comptant dorénavant pour rien. Gershom Scholem expliqua un jour à Hannah Arendt, que l’exécution d’Adolf Eichmann ne fut qu’en apparence une peine capitale car, avec sa façon de suggérer qu’à des crimes sans pareil on avait opposé une peine elle aussi maximale, avec sa façon de dire : « voilà, c’est terminé, qu’on le pende et qu’on n’en parle plus, qu’il paie et la page sera tournée », elle avait constitué, en réalité, une sorte de peine minimale – « un dénouement faible, concluait Scholem, pour des crimes colossaux ; une fin presque burlesque pour une tragédie sans précédent »… Eh bien même chose pour cette exécution à la sauvette de Saddam Hussein. Même chose pour ce dictateur dont le procès inachevé et, en vérité, à peine commencé laisse un goût d’amertume. Une peine qui minimise. Une peine qui banalise. Une peine – et une mise à mort – dont on a tout lieu de craindre qu’elles ne signent le premier acte de la grande entreprise révisionniste qui accompagne toujours les massacres de quelque ampleur. Sans parler des nigauds qui, comme cet homme de théâtre, l’autre soir, dans l’émission de Frédéric Taddeï, ne tarderont pas à s’exclamer, en songeant aux derniers instants du despote offerts, via Internet, au voyeurisme planétaire : « quelle dignité ! quelle allure ! »… Là, en effet, est le pire. Et le comble pour une justice qui, croyant condamner, atténue le crime et exalte le criminel.

Je connais les arguments opposables, si j’ose dire, au grand ramdam médiatique déclenché par les enfants de don Quichotte plaidant, à la veille de Noël, pour un nouveau droit au logement inscrit dans le marbre de nos lois. Démagogie, dit-on… Démocratie d’opinion et d’émotion… Tous ces hommes politiques qui – à l’exception, soit dit en passant, de Sarkozy dont l’honnêteté oblige à dire que c’est lui qui, bizarrement, lança le premier, dès octobre, dans son discours fleuve de Périgueux, la formule désormais fameuse de ce « droit opposable au logement » – tous ces politiques, donc, qui opinent, qui en rajoutent et qui, sans avoir l’air de réaliser qu’ils n’auront ni les infrastructures ni l’argent pour tenir, le moment venu, les promesses qu’ils lancent à qui mieux mieux, s’engouffrent dans la brèche et sautent sur le manège en folie de ce nouveau « SDF show »… Et puis ce parfum de contrôle social, enfin, qu’un disciple sérieux de Foucault ne manquerait pas de renifler dans cette demande, faite à l’Etat, de régler le problème de la pauvreté en en terminant, une fois pour toutes, avec ce scandale des « sans feu ni lieu », autrement dit des « sans abri », dont la fixation, puis le renfermement, marquèrent, à en croire L’Histoire de la Folie, l’entrée dans l’âge classique… N’empêche. Il y a, tout compte fait, quelque chose de profondément réjouissant dans le spectacle de ces fils, non seulement de Cervantès, mais de Coluche contraignant la classe politique à prendre acte, en vingt jours, d’une réalité qu’elle ignore depuis vingt ans. Il y a quelque chose de magnifique dans cette victoire inattendue, dans une France que l’on disait frileuse, repliée sur elle-même, indifférente à la misère qu’elle côtoie, de l’esprit de Quichotte sur celui de Tartuffe ou de Pilate. Faire voir ce que l’on ne veut pas voir : l’âme de la philosophie. Rendre visible, juste visible, cette part d’elles-mêmes que les sociétés s’arrangent pour plonger dans l’invisibilité : le principe même, le premier mot, de la philosophie dite politique. N’auraient-ils fait que cela, leur rôle se serait-il borné à mettre sous les projecteurs cet envers de notre monde, cette part d’ombre et maudite, cette nuit dont nous ne voulions pas prendre acte et qui, pourtant, nous constitue, leur contribution au débat se serait-elle résumée à dire que cette humanité de la marge, presque résiduelle, dépouillée de tout et d’abord, encore une fois, de lumière, est une humanité de prochains dont le premier droit est d’être éclairés, oui, d’abord et littéralement éclairés, après quoi viendra le reste des droits et, notamment, le droit à un logement décent – que nous devrions rendre grâce, déjà, aux amis d’Augustin Legrand. L’esprit du Picaro est bien là.


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