Bernard-Henri Lévy va vite, malheureusement pour lui l’histoire va plus vite encore. Avant même la parution de son livre (9 novembre), Kadhafi s’est fait descendre et Moustapha Abdeljalil, le président du Conseil national de transition (CNT), vient d’annoncer que la charia sera la nouvelle source de loi en Libye. Bref, ce fameux CNT et Abdeljalil, que BHL a dès le départ soutenus contre Kadhafi pour une Libye libre, pas vraiment les grands démocrates tant espérés et encore moins le genre à former le club des amis d’Israël.

Et s’il s’était fourvoyé, trop pressé de jouer au héros libérateur des peuples opprimés ? Car chez lui, deux tendances lourdes : l’engagement et l’approximation. Par deux fois ses livres sont contestés par des historiens et pas des moindres, Pierre Vidal-Naquet et Pierre Nora. Il tente un retour en philosophie et c’est l’affaire Botul ; il fait un film et c’est un monument de kitsch ; il prend d’emblée la défense de son grand ami DSK et on en est à Dodo la Saumure… Reste l’engagement. On peut en ricaner. On peut aussi se dire que qui ne fait rien ne prend jamais le risque de se tromper. Après tout, cet homme qui s’agite en tous sens aurait pu se contenter de collectionner les voitures italiennes et les prostituées russes, et retourner sa veste au profit de Sarkozy tel André Glucksmann.

La Libye un alibi égotiste ?

Certes, s’agiter pour les autres, c’est aussi s’agiter pour soi-même. BHL, égocentrique, sans doute. Et ce livre aujourd’hui, comme le spectacle étalé de sa propre importance. Car un doute subsiste : et si la Libye n’avait été que l’alibi, égotiste pour un BHL en mal de reconnaissance, électoraliste pour un Sarkozy qui sera complètement passé à côté des printemps arabes ; et si les deux (ex)amis s’étaient rejoints dans un même opportunisme ?

La question plane à la lecture de la première moitié de La Guerre sans l’aimer, avant que le livre n’opère un basculement et ne nous rattrape dans nos questionnements, y répondant en n’évitant rien du doute, en fouillant une certaine ambivalence propre à l’action :

« Et puis une information, enfin, sur ces amis que je me suis donnés – une information sur ces Libyens dont j’ai embrassé la cause avec tant d’enthousiasme ; éclairés, bien sûr ; merveilleux ; mais autant que je le voudrais ? N’ai-je pas, une fois n’est pas coutume, pris mes désirs pour des réalités ? N’ai-je pas sous-estimé le reste, dans les têtes, des décennies de bourrage de crâne Kadhafiste ? Ou aurais-je (mais cela revient au même) surestimé ma propre capacité de forçage, de défi à l’ordre des choses – cette ubris que me reprochait Lanzmann et qui, après m’avoir conduit à forcer les chancelleries, précéder les états-majors, défier les lois de la gravité politique et géopolitique aurait nourri l’illusion de forcer les inconscients ? Il est tard. Je suis accablé. » Car il y a la peur, celle d’avoir composé avec la vérité, d’avoir fait une erreur et de la payer au prix du sang des autres… Car oui, quid de la suite ?

Pour BHL, s’engager, c’est assumer de ne pas savoir – agir sans certitude de ce qu’il adviendra après. Mais agir, d’abord. Pour exister, peut-être. Pour éviter un bain de sang en Libye, rendre son peuple libre… même libre de choisir la charia, donc l’inverse de la liberté. On peut discuter cela. Mais le devoir – ou le droit ? – d’ingérence avant tout, parce que certains ont laissé faire, avec cynisme ou indifférence, en Bosnie, au Darfour, et qu’on n’en peut plus…

Des réflexions d’une sincérité touchante

On peut, pour cela, se tenir de son côté. Et ce sont par ses réflexions, que l’on sent, contre toute attente, d’une sincérité touchante, que le livre pourrait bien convaincre les détracteurs du personnage. C’est aussi parce qu’il constitue un document aussi intéressant qu’hallucinant sur les mécanismes d’une guerre aujourd’hui. Hallucinant qu’un intellectuel, parce qu’il en a le désir, les moyens et les contacts, parvienne sur un simple coup de fil de quelques secondes à Sarkozy depuis Benghazi (la scène est juste démente) à faire reconnaître par la France un improbable CNT puis à déclencher une guerre ; hallucinant que Juppé semble aussi peu compter ; hallucinants les rendez-vous avec Hillary Clinton, le ministre israélien des Affaires étrangères, un émissaire du fils de Kadhafi, Saïf, le tout dans les bars des plus grands hôtels ; hallucinante la façon dont les Israéliens, dont Benyamin Netanyahu, l’accueillent alors qu’il leur porte un message de paix de la part des Libyens, en ne s’intéressant qu’à l’affaire DSK…

« Se pourrait-il que l’avenir de la Libye, donc du monde, tienne à des micronégociations, des microconcessions, de cette sorte ? » s’étonne notre Rouletabille au pays de la géopolitique. Du professionnalisme ? Plutôt une sorte d’artisanat désinvolte. Si chaque scène est parfaitement décrite avec son lot de détails cocasses ou pathétiques, comme si l’indigné BHL se dédoublait en observateur non dupe de l’ironie du pouvoir politique, La Guerre sans l’aimer raconte aussi l’histoire d’un homme qui, à 63 ans, coïncide enfin avec son désir. Celui d’en être, peut-être, mais aussi d’avoir agi, enfin, sur le monde. De s’imposer comme le nouveau Malraux ? Plutôt d’arriver à la hauteur de son père, André Lévy, résistant.

Les êtres peuvent être les plus réseautés, les plus ostentatoires, ne jamais oublier qu’ils sont aussi mus par des pulsions plus secrètes. Dommage quand même, puisqu’il s’agit du journal d’un écrivain, que l’écrivain en question ait évacué tout ce qui ne se rattache pas directement à cette guerre. On aurait aimé savoir ce que l’on ressent en tant qu’homme à la vue de cadavres ensanglantés. A quelle femme pense-t-on, celle aimée au présent, au passé, ou celle qu’on a ratée ? Est-ce, pour un écrivain, tellement accessoire ?


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