L’événement télé de la rentrée, ce sera, à n’en pas douter, l’adaptation par Josée Dayan, sur TF1, des Liaisons dangereuses de Laclos. Il fallait bien de l’audace pour, après Stephen Frears, Milos Forman et même Vadim, se lancer dans une nouvelle écriture de cette « planche d’anatomie sociale » qui n’en finit pas, depuis deux siècles, de sidérer ses lecteurs. Mais l’as de la fiction populaire de qualité, la réalisatrice qui a su filmer Depardieu en Balzac ou Moreau en Duras comme ils ne l’avaient, l’un comme l’autre, plus été depuis longtemps, a pleinement gagné son pari et l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, dans ces quatre heures, de la beauté de Deneuve, de l’âpre noirceur de Rupert Everett en Valmont, de la folie douce, puis tragique, d’une Nastassja Kinski inoubliable en Mme de Tourvel, de la musique « out of joint » d’Angelo Badalamenti, des ombres ou des faux jours de la lumière, des huis clos, des grands espaces ou de la splendeur inspirée des paysages irlandais où Dayan et son scénariste ont eu l’heureuse idée de dépayser un dénouement qui n’est pas plus étrange, après tout, que ne l’était celui du livre lui-même : souvenons-nous de Grimm et de La Harpe hurlant à l’invraisemblance « moliéresque », à l’« artifice », de la fin voulue par l’auteur ! On savait la caméra de Dayan généreuse. On connaissait son art d’aller, sous le masque des stars les plus filmées du monde, retrouver un visage inédit. On la découvre ici en lectrice hors pair d’un des livres les plus énigmatiques de la littérature européenne. Jusqu’au fond même de l’affaire, jusqu’à la signification morale et même politique de la fable que le point de vue adopté rend, me semble-t-il, avec une fidélité que seuls rendent possible les palimpsestes réussis : jamais comme dans les dernières scènes irlandaises je n’avais si bien compris, par exemple, ce que l’écrivain artilleur voulait dire quand il protestait qu’il était un disciple, non de Voltaire, mais de Rousseau ; jamais, comme dans le duel final de Valmont et Danceny, je n’avais pris la mesure de ce « rousseauisme noir » dont il se réclamait et qui lui faisait dire, à la surprise générale, qu’il n’avait rien fait, dans son propre livre, que récrire La nouvelle Héloïse : et, quant à la supposée froideur de Rupert Everett, quant à cette raideur, cette sensualité sèche, ce côté hybride glacé et un peu mécanique, qui semblent avoir gêné quelques-uns des commentateurs qui se sont déjà exprimés sur le sujet, n’est-ce pas impeccable fidélité, là aussi, à un personnage dont Laclos lui-même nous dit que tout le secret tient à ce qu’il n’a justement – c’est la Merteuil qui parle – « pas le génie de son état » ?

Quelle belle idée a eue Claude Arnaud de consacrer cette biographie au plus mal aimé, au plus diffamé, au plus persécuté, des écrivains du XXe siècle – je veux parler de Jean Cocteau ! On connaît la phrase fameuse : « les autres, on les envisage, moi on me dévisage ». On connaît moins le véritable harcèlement dont fut l’objet, de la part de ses contemporains, l’auteur du Sang d’un poète. On a oublié les insultes dont il fut abreuvé dans La Révolution surréaliste et ailleurs. On a oublié Breton (« l’être le plus haïssable de ce temps ») ou Éluard (« nous parviendrons bien à l’abattre comme une bête puante »). On a oublié les tabassages, oui, vraiment les tabassages organisés, au terme de courses-poursuites dans les rues du Paris des années 30, par la meute des homophobes adeptes de l’« amour fou ». On a oublié que cet amateur de cinéma et de théâtre aura passé la moitié de sa vie à quitter la salle avant la fin car il savait que René Char l’attendait, à la sortie, pour le cogner et on a oublié la méconnaissance pathétique dont il continua d’être accablé, dans les années 50 encore, de la part de ceux – Picasso, Aragon – dont il cherchait, lui, si éperdument, si naïvement, l’amitié. Claude Arnaud, donc, rappelle tout cela. De même qu’il rappelle le très grand écrivain qu’il fut, et l’inventeur du cinéma moderne, et le touche-à-tout de génie tenant les divers genres – cinéma donc, roman, mais aussi théâtre, poésie, journalisme, dessin – comme autant de relais, ou de taxis qu’il faudrait emprunter puis quitter, pour continuer en quelque sorte la route et l’aventure. Caméléonisme ? Histrionisme ? Risque, en s’essayant à tout, de n’exceller en rien ? Et une œuvre qui, à l’arrivée, serait cannibalisée par son auteur, dévorée par l’ombre qu’il lui faisait – ainsi que, plus grave encore, par l’insoutenable diversité qui la faisait aller de Thomas l’imposteur aux Dessins d’un dormeur, aux « Entretiens sur le musée de Dresde » avec Aragon ou à un chandail pour Chanel ? Il y a de cela, c’est sûr. Il y a ce « grand écart » qui, aujourd’hui encore, quarante ans après sa mort, contribue à son discrédit. Sauf qu’il n’est pas plus grand, l’écart, que celui qui sépare les hétéronymes de Pessoa. Ni que celui de Gary inventant Émile Ajar. Et sauf que c’est en lui et autour de lui qu’il organisa, lui, ce terrible ballet des doubles. Plusieurs œuvres en une. Voix diverses dans une même langue. Hétéronymie dans un seul visage, sous un seul nom et un unique pavillon. D’autres, ici et ailleurs, le rediront : cet hommage monstre, ce « Pour saluer Jean Cocteau » de huit cents et quelques pages, est l’une des meilleures surprises de cette rentrée.


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