Les dirigeants européens réunis à Gand n’ont pas accepté dans leur communiqué commun la phrase demandant que soit mis « fin au régime archaïque et dangereux » des talibans. Ce n’est pas Munich, mais c’est une dérobade. Sommes-nous en guerre, serons-nous épargnés ? Par ces temps confus teintés de pacifisme, le livre de Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l’histoire apporte plus qu’une réponse, il donne courage et fait comprendre qui ils sont et qui nous sommes. Les fracas du marxisme contre le capitalisme s’étant évanouis, certains avaient décidé de la fin de l’Histoire, d’autres pensaient que la technologie et l’économie de marché suffiraient à apaiser la soif des dieux, l’appétit de conquête et le goût du mal.

Un autre affrontement s’annonce. L’affiche en est simpliste : l’islam contre le reste du monde. Malraux nous avait prévenus : le siècle tournerait religieux. Vacarme garanti pour des décennies et difficiles batailles. Face au terrorisme et aux sacrifices humains, les démocraties ouvertes et libertaires sont d’abord vulnérables. Ce n’est pas une raison, nous dit Lévy, pour y ajouter la lâcheté. Ni pour perdre la mémoire.

Première partie du livre, les « Damnés de la guerre » : cinq grands articles écrits, dents serrées, pour Le Monde, dans la sueur et la fatigue, sur des chemins qui brisent le dos, là ou le réel entre par les pieds, grâce à l’effort et au courage. Je les connais, ces routes de l’extrême. Je les ai parcourues avec une trousse de médecin en pensant que l’humanitaire sans la politique est aussi inutile que l’inverse. On n’écrit pas la guerre dans son salon. Bernard-Henri Lévy n’est pas Raymond Aron. Il parle de ce qu’il a vu, comme quelques rares intellectuels français, ceux qui prennent des risques et ne se contentent pas de signer des pétitions, du Michel Foucault sur l’Iran et du voyage dans la Pologne de Solidarnosc, à André Glucksmann qui se glissa récemment en Tchétchénie.

Bernard-Henri Lévy raconte le Sud du Soudan de John Garang, les chrétiens et les animistes, les Nubas, les Dinkas et les autres, en guerre depuis trente ans contre les musulmans de Khartoum qui veulent leur imposer la charia, justice religieuse et moyenâgeuse. Avec quelques amis, nous entretenons aujourd’hui le dernier hôpital qui fonctionne encore dans ce pays de détresse. Je me souviens de notre venue soudaine chez Garang, l’avion à cocarde de la France, la fanfare de style britannique, et ce tapis rouge dans la poussière des famines. Où avait-il trouvé un tapis rouge ? Et ces camps des enfants soldats, des enfants esclaves que nous avions libérés par milliers ? Et la fraîche réception de Mitterrand en conseil des ministres, l’incident diplomatique, la tentative d’assassinat contre moi… Espoir de pétrole, frontières arbitraires de l’Afrique, peur de l’islam de Tourabi : personne ne voulut tirer les leçons de cette guerre de trente ans qui perpétue ses massacres. Où était alors Ben Laden ? Au Soudan.

Bernard-Henri Lévy se risque dans le Ceylan des adolescents placés en première ligne, de la population civile prise dans l’étau « d’une guérilla fanatique et d’une armée barbare ». Il interroge Srilaya, la volontaire tamoule de la mort, avec sa veste suicide fabriquée en série, bourrée d’explosifs, torpille vivante programmée pour projeter son corps sur un policier, l’enlacer et mourir avec lui, toutes chairs devenues indissociables. La réflexion sur le suicide, le sacrifice de soi, celui des tours de Manhattan, son corps pour la cause, pas de cause sans son corps, vient plus loin. Bernard-Henri Lévy songe aux kamikazes du Hamas, « victimes assurément, damnés entre les damnés, et pourtant assassins… Les victimes ont-elles toujours raison, vraiment ? Forcément ? » Y a-t-il des guerres morales, dont la série serait close avec la disparition des certitudes communistes ? Le fanatisme musulman nourrit, sur un fonds de misère dont nous sommes nous aussi responsables, une idéologie qui fait naître des générations de militants de la mort. N’ayant pas réussi la bataille politique, l’islam extrême se venge sur les femmes, les mœurs, la culture, et répand la haine des autres. Hélas, on n’entend pas de condamnation suffisante venue de cet islam ouvert et tolérant que nous appelons de nos vœux.

Bernard-Henri Lévy décrit la Colombie des narco-trafiquants et des guérilleros, alliés contre les démocrates. Je me souviens de cet homme qui se mit nu dans un avion pour me montrer ses cicatrices et la grenade qu’il me destinait. L’écrivain raconte le Burundi de l’impossible entente entre les Hutus et les Tutsis. J’ai assisté aux massacres à la machette d’enfants de douze ans par des enfants de quatorze dans les rues de Kigali. Il décrit l’Angola de la guerre éternelle que l’on croyait éteinte.

Nous fûmes quelques-uns, du Liban à la Bosnie, de la mer de Chine à l’Afghanistan, du Kosovo à la Tchétchénie, à hurler pour attirer l’attention, pour dire que l’humanitaire et la politique étaient indissociables. Qui nous entendit parmi les sérieux, les doctes dirigeants et penseurs de ce monde ? Ils n’avaient pas appris le tragique de l’Histoire, ils ne voulaient pas savoir que l’avenir se lit dans les grands fracas économiques comme dans le quotidien des conflits mineurs, dans ces guerres oubliées par les riches, par commodité et qui, un jour, infailliblement, débordent de la carte. Guerres sans frontières et sans typologie, conflits des hommes, des cultures et des religions, expression d’une globalisation qu’on ne pouvait pas plus décrypter à Davos qu’à Gênes. Réalités du monde : pauvres contre riches, islam conquérant contre islam tendre et généreux, Talibans contre Massoud et contre Amin Wardak. Nous en sommes là. Et nous l’avons cherché.

Quelle que soit la qualité de ses reportages, je tiens la seconde partie du livre de Lévy comme plus remarquable encore. Et aujourd’hui nécessaire. Dans un chapitre consacré à Massoud, l’Afghan assassiné en préambule à l’attaque contre les « twin towers », il rapporte leur dernier entretien : « Qui sait ce qui pèse le plus lourd, du pétrole ou des valeurs démocratiques ? », demande le Lion du Panchir. Et il ajoute : « Ben Laden habite à Kandahar, les Américains le savent, dans la même rue que le mollah Omar, chef suprême des talibans. On bombarde un camp de réfugiés à 100 kilomètres où peut-être il n’a jamais mis les pieds. On se moque du monde en général et de nous, les Afghans, en particulier… » Si demain Ben Laden plutôt que Massoud devient le Guevara d’une jeunesse éperdue, ce sera aussi notre faute. Mourir pour des idées, ou mourir pour rien ? C’est quoi l’espèce humaine ? Peut-on être sartrien à Bujumbura ? Pour qui combattons-nous ? Bernard-Henri Lévy écrit la réponse. Dans ses notes, le même homme, intellectuel et aventurier, sonne la charge à sa manière : caresse et poing dans l’estomac. La vie, la politique et la littérature : cinquante-huit réflexions qui vont du carnet de voyage à la philosophie. Pour Bernard-Henri Lévy, comme pour Foucault, les deux exercices sont liés : la philosophie n’a de sens que dans l’Histoire et donc dans le réel.

Il ne manquera pas d’esprits étriqués pour accuser l’auteur de profiter de la souffrance des autres. Bernard-Henri Lévy a l’habitude de ces jalousies. En France, il ne fait pas bon avoir raison trop tôt. Ceux qui ne voyaient pas l’importance de la guerre en Bosnie menée par des patriotes musulmans ; ceux qui ne savaient pas où se trouvait le Kosovo alors que la communauté internationale y aidait des Musulmans rebelles et démocrates ; ceux qui considèrent que la Tchétchénie est encore partie intégrante de l’empire russe rénové, tous ceux-là n’aimeront pas son livre. Les militants des droits de l’homme, eux, s’y reconnaîtront.

Nous autres, enfants de l’après-guerre, n’avons pas pu nous battre contre le fascisme ni nous enrôler aux côtés des républicains espagnols. Nous n’avons rien pu faire contre la Shoah. Nous sommes restés longtemps en mal d’épopée, avant de nous en inventer une, loin d’une France qui nous semblait trop fade. C’est pourquoi nous avons aimé Malraux tout en sachant que ses livres dépassaient l’homme, nous avons formé nos esprits au contact de ces « écrivains mercenaires », les Apollinaire, les Lawrence d’Arabie, les Victor Serge, les Hemingway, les Aragon. Avec ses Réflexions, Bernard-Henri Lévy a signé le carnet de route de notre génération. Au fond, nous savions ce qui allait arriver. A parler de la guerre des autres, on finit toujours par parler de soi. Aujourd’hui sommes-nous en guerre ou en paix ? Notre monde a basculé lorsque nous avons vu tomber ces virgules de vie, ces hommes et ces femmes qui, pour ne pas brûler vifs, se jetaient des fenêtres des gratte-ciel, libre et ultime décision, et s’élançaient dans le vide depuis les tours jumelles, tombant lentement, agitant bras et jambes. Et surtout ces deux là qui, je le jure, se donnèrent la main et que je vis si longtemps flotter le long des parois de verre et d’acier des « twins », avant qu’elles n’implosent dans nos cœurs, brisant à jamais notre sentiment de supériorité. Et de fausse innocence.


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